1755-01-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

J'apprands ma chère soeur que vous avez eu une colique d'estomac très violante, mais heureusement nous ne l'avons sçu que dans le moment où vous avez été soulagée.
Je me flatais que Plombiere vous aurait fait assez de bien pour vous garantir de cet accidant. Ménagez vous beaucoup affin d'être en état de vennir nous voir à la fin de mai. Nous avons bien des progets mais comme ils ne sont point encor réalisés je ne vous en parle point. Il est sûr que ce païs ci est fort beau, que ce n'est point être en païs étranger que de l'habbiter, qu'on y parle que françois, que toutes les manières sont françoises, et il se pouroit bien faire que mon Oncle loua une maison sur le bord du lac pour l'été, ce qui ne l'empêcherait pas de passer ses hyvers à Lion ou même à Paris. On nous en offre je crois plus d'une centaine. Il y en a de belles, de médiocres et de fort vilenes. Mon Oncle en veut une belle. Le lac a autour de 14 à 15 lieues de longueur qui en feroient bien 20 de France. Ce lac est bordé de village, de maisons de campagne et de dix ou onze villes. Il n'y en a que deux grandes, Geneve et Lauzane. Nous voulons une campagne près d'une de ces deux villes et je panche beaucoup pour nous approcher de Geneve par ce qu'il y a un célèbre médecin nommé Tronchain, Elève de Boirave, qui est le seul homme en qui mon Oncle ait mis sa confiance avec bien juste raison car c'est le plus habile homme du monde. Avec la détestable santé de mon Oncle qui ne peut qu'empirer il est satisfesant pour moi d'avoir un homme à ma porte qui au moindre accidant peut le secourir.

Lauzane est à dix grandes lieux de Geneve. Elle serait peut être plus agréable pour la société. Comme les portes ne se ferment point on pourait avoir tous les jours du monde à souper. Mais mon médecin l'emporte beaucoup sur cette Considération et le premier de tous les biens pour moi seroit d'adoucir les souffrances de mon Oncle. Je fais vennir des meubles et nous n'avons point encor de maisons mais nous en aurons une bien tôt à ce que j'espère. Ce n'est pas mon cher Coeur que nous ne nous trouvions délicieusement chez mr Diguere. Sa maison est superbe et l'on nous y comble d'attentions et de politesse, mais Mon Oncle ne veut pas toujours abbuser de ses bontez, et je vous avoue que le plus grand de tous les plaisirs est d'être chez soi. Adieu ma chère soeur, donnez nous de vos nouvelles. Si vous craignez de vous fatiguer en écrivant faites écrire Mon frère ou le précepteur de mon neveu. Je vous embrasse et vous aime de tout mon coeur.

Ne parlez pas encor de nos progets, vous savez que tout fait nouvelle et qu'il faut les éviter.

Ménagez votre santé ma chère nièce et arrangez vous pour le lac de Geneve à temps, ou ce qui peut […] les bords de Lausane n'y sont pas. Vous adoucirez mes souffrances, et vous jouirez du plaisir de voir votre sœur. Tiriot veut venir. Pourez vous engager mr de Prangin à le mener? Il vous rabâcherait en chemin et vous amuserait; on m'a bien fait trembler sur la pucelle, mais je voi qu'il n'est pas si aisé qu'on le pensait d'avoir son pucelage. Le triumvirat m'a paru écrit du temps des Visigots. Il y aura toujours bien des Visigots dans Paris. J'embrasse tous vos amis. Je vous aime tendrement. Adieu.

V.