1754-12-29, de Marie Louise Denis à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Ne vous imaginez pas Monsieur que j'aie pu vous oublier, cela est impossible.
Il faudroit que je fusse la plus ingrate de toutes les femmes. Mais ma vie a été si dissipée et si errante que je ne consois pas moi même depuis deux mois commant j'ai pu y résister. Je me flate que mes amis et sur tout vous, loin de me savoir mauvais gré de ne leur avoir point écrit sentiront l'impossibilité où j'étais de pouvoir remplir tout ce que je dois. Tous les lieux où j'ai passé m'ont laissé des corespondances indispensables pour le moment présant, ensorte que depuis mon arrivée à Prangein j'écris toute la journée sans avoir le temps de faire une pence d'a et que tout le monde se pleint de moi. Je me flate que cela finira et que je pourai me livrer entièrement à mes amis de Paris qui seront toujours les véritables. Mon Oncle a fait un voiage à Lion dont il doit être contant. Nous y aurions passé l'hyver si nous avions pu être logé sur le chant comodément mais il falloit rester encor trois mois dans une hôtel garnie, mais il lui a pris une douleur de siatique assez violante qui le forcera à prendre les eaux d'Aix en Savoie ce printemps. Mr Ridiere, ami intime de ma soeur, nous a offert sa terre de Prangein qui n'est pas éloignée de ces eaux, nous l'avons accepté, nous y sommes, et nous y attendons nos livres avec grand impassience qui sont restez à Colmar. Nous passerons peut être ici l'été et nous pourons bien louer une maison à Lion pour nous y établir. Du moins voila le proget du moment. N'allez pas vous persuader que je sois en Suisse. Prangein n'est qu'à une lieux du païs de Jexe qui appartient à la France. Nous sommes dans une terre d'emprun et nous n'avons nulle envie de nous établir dans ce païs là et c'est la siatique qui est cause de tout cela.

J'ignore si vous êtes à Rouen, à Lonet ou à Paris. Je vais adresser cette lettre à l'abbé du Renelle pour le prier de vous la faire tennir. Mendez moi je vous prie votre marche, si vous comptez passer l'hyver à Paris ou à Lonet, comment vont vos travaux, si la comédie que vous avez commencé avance, enfin parlez moi de vous et vous me ferez grand plaisir. Pour moi il y a deux mois que je n'ai rien fait. La cantité de monde que j'ai été obbligée de voir à Lion m'a même auté jusqu'au temps d'écrire une lettre mais heureusement ma pièce est arrêtée de façon qu'aucune de mes idées ne peuvent se perdre. Je ne pourai y travailler encor de huit jours car j'ai au moins une quarantaine de réponces à faire avant de songer à faire un ver. Adieu Monsieur, songez quelquefois à moi, et soiez bien sûr que vous n'avez point de meilleure amie dans le monde. Je Compte de même sur vous, et quelqu'éloignée que j'en sois il me semble que c'est une consolation que de pencer qu'on a un ami tel que vous. Adieu, écrivez moi.

Mon adresse est au château de Prangein, par Nion, païs de Vaud.