1740-01-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon très cher amy depuis le moment où vous m'aparûtes à Paris, j'accompagnay madame de Richelieu jusqu'à Langres.
Je retournay à Cirey, de Cirey j'allay à Bruxelles. J'y suis depuis plus d'un mois et si ce mois n'a pas été employé à vous écrire, il l'a été à écrire pour vous à mon ordinaire. Je n'ay jamais été si inspiré de mes dieux, ou si possédé de mes démons. Je ne sçai si les derniers efforts que j'ay faits sont ceux d'un feu prest à s'éteindre. Je vous enverray ma besogne mon cher amy et vous en jugerez. Vous y verrez du moins un homme que les persécutions ne découragent point, et qui aime assurément les belles lettres pour elles mêmes. Elles me seront éternellement chères quelques ennemis qu'elles m'aient attirez. Cesserai-je d'aimer des fruits délicieux parce que des serpens ont voulu les infecter de leur venin? On avoit préparé à Paris un petit recueil de la pluspart de mes pièces fugitives mais fort différentes de celles que vous avez, et en vérité il falloit bien qu'il en parût enfin une bonne leçon après touttes les copies informes qui avoient inondé le public dans tant de brochures qui paraissent touts les mois. J'avois donc corrigé Le tout avec un très grand soin. On avoit mis à la tête de cette petite collection le commencement de mon essay sur le siècle de Louis 14. Si vous ne l'avez pas vu, je vous l'enverray. Vous jugerez si ce n'est pas l'ouvrage d'un bon citoyen, d'un bon français, d'un amateur du genre humain et d'un homme modéré. Je ne connais aucun auteur citramontain qui ait parlé de la cour de Rome avec plus de circomspection et j'ose dire que le frontispice de cet ouvrage était l'entrée d'un temple bâti à l'honneur de la vertu et des arts. Les premières pierres de ce temple sont tombées sur moy. La main des sots et des bigots a aparemment voulu m'écraser sous cet édifice; mais ils n'y ont pas réussi, et l'ouvrage et moy nous subsisterons.

Louis 14 donna deux mille écus de pension aux Pelissons, aux Racines, aux Despreaux, aux Valincour pour écrire son histoire, qu'ils ne firent point. J'ay embrassé à moins de fraix un objet plus important, plus digne de l'attention des hommes, l'histoire d'un siècle plus grand que Louis le grand. J'ay fait la chose gratis, ce qui devoit plaire par le temps qui court, mais le bon marché n'a pas empêché qu'on en ait agi avec moy comme si j'étois parmy des vandales ou des gepides. Cependant mon cher amy il y a encor d'honnêtes gens, il y a des êtres pensans, des Emilies, des Cideviles qui empêchent que la barbarie n'ait droit de prescription parmy nous. C'est avec eux que je me console, ce sont eux qui sont ma récompense. Que faite vous mon cher amy? Etes vous à Rouen, ou à la campagne avec les Tompsons ou avec les muses? Quand vivrons nous ensemble? car vous savez bien que nous y vivrons. Il faut qu'à la fin le petit nombre des adeptes se rassemble dans un petit coin de terre. Nous y serons comme les bons israelites en Ægypte qui avoient la lumière pour eux tout seuls à ce qu'on dit, pendant que la cour de Pharaon étoit dans les ténèbres.

Madame du Chastelet vous fait les compliments les plus sincères et les plus vifs. Adieu mon cher Cidevile, adieu jusqu'au premier envoy que je vous feray de mes bagatelles.

V.

Il y a quatre jours que cette lettre étoit écrite. J'ai eu 4 accez de fièvre depuis. Je me porte mieux. Madame du Chastelet vous fait ses compliments.