à Cirey ce 14 [juillet 1738]
Croyez mon cher Cideville que je pouray renoncer aux vers mais jamais à votre tendre amitié. Cette philosophie de Neuton a un peu pris sur notre commerce mais rien sur mes sentiments. Périsse le quarré des distances, périssent les loix de Kepler plutôt qu'il me soit reproché que j'ay abandonné mon amy! Quelle science vaut L'amitié? Non mon cher Cideville non seulement je ne vous oublie point mais je ne perds point l'espérance de vous revoir. Il est bien vray que les Elémens de Neuton me font des ennemis. Il y a deux bonnes raisons pour cela. Cette philosofie est vraye et elle combat celle de Descartes, que les François ont adoptée avec aussi peu de raison qu'ils l'avoient proscritte.
Je ne suis point étonné que vous ayez entendu une philosofie raisonable et dégagée de toutes ces hipotèses qui ne présentent à l'esprit que des romans confus. Je ne suis point surpris non plus que vous l'ayez fait entendre à la personne aimable à qui sans doute vous avez fait entendre des véritez d'un usage plus réel, et qui par là en est plus respectable pour moy. Il faut quand on a un maître tel que vous que le cœur et l'esprit aillent de compagnie. Permettez que je luy réponde en vers. Elle ne m'a point écrit dans sa langue, sa langue est sans doute celle des dieux.
Vous avez dû avoir quelque peine avec cette édition D'Amsterdam. Elle est très fautive. Il faut souvent suppléer le sens. Les libraires se sont hâtez de la débiter sans me consulter. Vous recevrez incessamment quelques exemplaires d'une édition qu'on dit plus correcte. Vous aurez Merope en même temps. Je vous payeray mes tributs en vers et en prose pour réparer le temps perdu.
Nous n'avons point entendu parler de Formont depuis qu'il est à la suitte de Plutus.
Nous recevons dans le moment une lettre de luy, ainsi nous nous rétractons. Elle est dattée de la campagne.
Il faut que je vous dise une singulière nouvelle. Roussau vient de me faire envoyer une ode de sa façon acompagnée d'un billet dans le quel il dit que c'est par humilité crétienne qu'il m'adresse son ode, qu'il m'a toujours estimé, et que j'aurois été son amy si j'avais voulu. J'ay fait réponse que son ode n'est pas assez bònne pour me racommoder avec luy, que puisqu'il m'estimoit il ne falloit pas me calomnier et que puisqu'il m'a calomnié, il falloit se rétracter, que j'entendois peu de chose à l'humilité crétienne mais que je me connaissois très bien en probité, et pas mal en odes, qu'il falloit enfin corriger ses odes et ses procédez pour bien réparer tout.
Je vous envoye son ode, vous jugerez si elle méritoit que je me réconciliasse. Il est dur d'avoir un ennemy mais quand les sujets d'inimitié sont si publics, et si injustes, il est lâche de se racomoder, et un honnête homme doit hair le malhonête homme jusqu'au dernier moment. Celuy qui m'a offensé par faiblesse retrouvera toujours une voye pour rentrer dans mon cœur, un coquin n'en trouvera jamais. Je me croirois indigne de votre amitié si je pensois autrement.
Adieu mon cher amy que j'ay tant de raisons d'aimer. Madame du Chastelet ne vous connoît que comme les bons auteurs, par vos ouvrages. Vos lettres sont des ouvrages charmants.