à Cirey ce 10 novembre 1738
Mon cher amy je vous dois une Mérope et je ne vous envoye qu'une épitre.
Je ne vous paye rien de ce que je vous dois. Tam raro scribimus ut toto non quater anno. Vous m'avez envoyé une ode charmante. Je rougis de ma misère quand je songe que je n'y ay répondu que par des aplaudissements. Vos richesses en me comblant de joye me font sentir ma pauvreté. Ne croyez pas mon cher amy qu'en vous envoyant une épitre, je prétende éluder la promesse de la Mérope. A qui donc donnerai-je les prémices de mes ouvrages, si ce n'est à mon cher Cidevile, à celuy qui joint le don de bien juger au talent d'écrire avec tant de facilité et de grâce? Quel cœur doi-je songer à émouvoir si ce n'est le vôtre? Je compte que mes ouvrages seront au moins reçus comme les tributs de l'amitié; ils vous parleront de moy, ils vous peindront mon âme. Ma retraite heureuse ne m'ofre point de nouvelles à vous aprendre. Elle laisse un peu languir le commerce, mais l'amitié ne languit point. Je ne m'occupe à aucune sorte de travail, que je ne me dise à moy même, mon amy sera t'il content? cette pensée sera t'elle de son goust? Enfin sans vous écrire je passe mes jours dans l'envie de vous plaire, et dans le plaisir d'écrire pour vous.
Madame du Chastelet qui vous aime comme si elle vous avoit vue, vous fait les plus sincères complimens. Nous avons entendu parler icy confusément d'une épître de Formont contre les philosofes qui ont le malheur de n'être que philosophes. Dieu mercy l'épitre n'est pas contre nous.
Roussau après avoir longtemps offensé dieu, s'est mis à l'ennuyer. Il sera damné pour ses sermons et pour ses couplets.
Je vous embrasse tendrement mon aimable Cideville.
V.