1736-02-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon aimable et respectable amy, voylà trois de vos lettres aux quelles une de ces maladies de langueur que vous me connaissez m'a empéché de répondre.
Tandis que mr votre père soufroi à 80 ans des coups de bistouri et réchapoit d'une opération, moy je dépérissais de ces maux d'entrailles qui sont à l'épreuve du bistouris. Peutêtre depuis votre dernière lettre avez vous perdu mr votre père? En ce cas je reprens vigueur en reprenant l'espérance qu'enfin vous vivrez pour vous, pour les belles lettres, pour vos amis surtout, et que La déesse de Cirey poura vous voir dans son temple. Je suis persuadé que vous ne m'avez pas assez méprisé pour penser que je pusse quitter un moment Cirey, pour aller jouir des vains aplaudissements du parterre

et de ce je ne sçais quel amour
Que la faveur publique ôte et donne en un jour.

Si j'allois à Paris ce ne seroit que parce qu'il est sur le chemin de Rouen. Vous m'avez bien connu, vous avez toujours adressé vos lettres à Cirey malgré Les indignes gens qui disoient que j'avois été à Paris.

Je vous répondray peu de chose sur Jore. Il s'est très mal conduit avec moy dans l'afaire des lettres philosophiques. Il a abandonné sa famile pour dépenser avec des gueuses le peu qu'il a. Je luy ay fait donner de l'argent depuis peu, mais pour l'édition d'Alzire, je l'abandonne à Demoulin qui n'a pas assez bonne opinion de luy pour la luy confier.

Un article plus important c'est Linant. J'ay toujours affecté de ne vous en point parler, voulant attendre que le temps fixast mes idées sur son compte. Il m'avoit marqué bien peu de reconnaissance à Paris, et déjà enflé du succez d'une tragédie qu'il n'a jamais achevée, il m'écrivit de Rouen après six mois d'oubly, un petit billet en lignes diagonales, où il me disoit qu'il feroit bientôt jouer sa pièce et qu'il me rendroit l'argent que je luy avois, disoit il, prêté. Je dissimulay ce trait d'ingratitude et d'impertinence, et toujours prest à pardoner à la jeunesse quand elle a de L'esprit, je le fis entrer chez madame la marquise du Chatelet, malgré L'exclusion du maitre de la maison, malgré Le défaut qu'il a dans les yeux et dans la langue, et malgré la profonde ignorance dont il est. A peine a t'il été étably dans la maison, qu'oubliant qu'il étoit précepteur, et aux gages de madame du Chatelet, oubliant le profond respect qu'il doit à son nom et à son sexe, il luy écrivit un jour une lettre d'une terre voisine où il étoit allé de son chef et fort mal àpropos. La lettre finissoit ainsi, l'ennuy de Cirey est de tous les ennuis le plus grand, sans signer, sans mettre un mot de convenance. Les personnes chez qui il écrivit cette lettre et aux quelles il eut l'imprudence de la montrer dirent à madame la marquise du Chatelet qu'il le faloit chasser honteusement. Je fis suspendre l'arrest, et je luy épargnay même Les reproches. On ne luy parla de rien et il continua de se conduire comme feroit un amy chez son amy, croyant que c'étoit là le bel air, parlant toujours du cher Cideville, du pauvre Cidevile, et pas une fois de mr de Cideville à qui il doit autant de respect que de reconnaissance et d'amitié.

Madame du Chatelet indignée a toujours voulu vous écrire et le chasser. J'ay apaisé sa colère, en luy représentant que c'étoit un jeune homme (il a pourtant vingt sept ans passez) qui n'avoit que de l'esprit et point d'usage du monde, que d'ailleurs il étoit né sage, qu'enfin si elle n'avoit pas besoin de luy, il avoit besoin d'elle, qu'il mourrait de faim ailleurs grâce à sa paresse et à son ignorance, qu'il faloit essayer de le corriger, aulieu de le punir, qu'à la vérité il ne rendrait jamais dans une maison aucun de ces petits services par où l'on plait à tout le monde et dont La faiblesse de sa vue et la pesanteur de sa machine le rendent incapable, mais qu'il savoit assez de latin pour l'aprendre au moins conjointement avec son fils, qu'il luy aprendrait à penser, ce qui vaut mieux que du latin, et que je me chargeois de luy faire sentir la décence et les devoirs de son état. C'est dans ces circomstances, mon tendre et judicieux amy, qu'il m'a demandé de faire entrer sa sœur dans la maison. Il est vray que depuis quelque temps il se tient plus à sa place, mais il n'a pas encore effacé ses péchez. J'ay oui dire d'ailleurs que sa sœur étoit encor plus fière que luy. J'ay vu de ses lettres, elle écrit comme une servante. Si avec cela elle pense en reine, je ne vois pas ce qu'on poura faire d'elle.

Après toutes ces représentations, soufrez que je vous dise que vous êtes d'autant plus obligé d'avertir Linant d'être modeste, humble et serviable, que ce sont vos bontez qui l'ont gâté. Vous luy avez fait croire qu'il était né pr être Corneille, et il a pensé que pour avoir broché à peine en trois ans quatre malheureux actes d'un monstre qu'il apelait tragédie, il devoit avoir la considération de l'auteur du Cid; il s'est regardé comme un homme de lettres et comme un homme de bonne compagnie, égal à tout le monde. Vos louanges et vos amitiez ont été un poison doux qui luy ont tourné la tête. Il m'a haï parce que je luy ay parlé franc. Méritez à votre tour qu'il vous haïsse, ou il est perdu. Je luy ay déjà dit un peu fort, qu'il étoit impertinent qu'il parlast de son cher et de son pauvre de Cideville et de Formont, à qui il a obligation. Je luy ay fait sentir tous ses devoirs, je luy ay dit qu'il faut savoir le latin, aprendre à écrire, et savoir l'ortographe avant de faire une pièce de téâtre, et qu'il doit se regarder comme un homme qui a son esprit à cultiver et sa fortune à faire. Enfin depuis quinze jours il a pris des alleures convenables. Le voylà en bon train, encouragez le à la persévérance: un mot de votre main fera plus que tous mes avis.

En voylà bien pour un malade. La tête me tourne. J'enrage. Voylà quatre feuilles d'écrittes sans vous avoir parlé de vous. Adieu. Mille amitiez au philosophe Formont et au tendre Bourtrougde.