1732-04-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Je demande pardon à mon très cher Cideville.
Si je n’étois pas le plus sérieusement du monde occupé de bagatelles, et si les moments de paresse qu'ont tous les vaporeux comme moy ne succédoient pas tour à tour au travail, je vous écrirois tous les jours mon cher amy, car avec qui dans le monde aimeroi-je mieux m'entretenir avec vous, avec qui pui-je mieux goûter les plaisirs de l'amitié, et les agréments de la littérature? Je vous renverray votre opera puisque vous me le redemandez, mais ce ne sera pas sans regretter infiniment l'acte de Daphnis et du Cloe qui est certainement très joli et sur le quel on ne pouroit pas faire de méchante musique. Si jamais vous avez du loisir je vous conjurerois de l'employer à corriger les deux autres actes et à faire à votre opera, ce que je viens de faire bien ou mal à ma tragédie. J'y viens de changer plus de la valeur de deux grands actes, et c'est de cette nouvelle manière dont on la va jouer à la rentrée du théâtre précédée d'un compliment en vers à nos seigneurs du public. Je compte vous envoyer dans un paquet la pièce et le compliment, et je veux que votre amy Formont m'en dise avec vous son sentiment. Je vais luy écrire pour luy dire combien je luy suis obligé des peines qu'il a bien voulu prendre pour ce que vous savez, et combien nous le regrettons tous à Paris. Ah mon cher Cideville pourquoy ne venez vous pas aussi vous faire regretter, ou plutôt pourquoy ne pouvez vous pas l'un et l'autre vous faire toujours regretter à Rouen? Adieu mon cher amy, mille pardons de vous écrire si fort en bref. J'ay déjà parlé à ma baronne de notre petit Linant. Je souhaitte extrêmement de pouvoir lui être utile. Je me croirois trop heureux si j'avois pu une fois en ma vie encourager des talents. Adieu, je vous embrasse tendrement.

V.