1736-01-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Je vous avois écrit mon cher Cideville une lettre qui n’étoit que longue, en réponse à votre épitre charmante où vous aviez mis cette jolie épithaphe.
Je vous avois envoyé mon épitaphe aussi, et en vérité ce stile funéraire convenoit bien mieux à moy chétif, toujours faible, toujours languissant, qu’à vous, robuste héros de L'amour qui vivrez longtemps pour luy, et qui ferez l’épitaphe de trente ou quarante passions nouvelles avant qu'il soit question de graver la vôtre. Voycy celle que je m'ettois faite.

Voltaire a terminé son sort
Et ce sort fut digne d'envie,
Il fut aimé jusqu’à la mort
De Cideville, et d'Emilie.

Comme je vous écrivois ce petit quatrain tendre, on entra dans ma chambre, on vit la lettre, et on la brûla. Je vous écris cellecy incognito, et avec la peur d’être surpris en flagrant délit. Emilie au lieu de ma triste épitaphe vous écrivit une belle lettre qui luy en a attiré une charmante qui fait icy le principal ornement de notre Emiliana.

Ne soyez pas surpris mon cher Cideville qu'avec des épitaphes et la fièvre, je raisonne à force sur l'immortalité de l’âme, et que j'argumente de mon lit, avec notre aimable philosophe Formont.

Toujours prest à sortir de ma frêle prison,
J'en veux du moins sortir en sage,
Et munir un peu ma raison
Contre les horreurs du voiage.

Votre esprit et le sien me font croire l’âme immortelle, mais lorsque je suis acablé par la maladie, que mes idées me fuyent et que mon sentiment s'anéantit dans le dépérissement de la machine,

Alors par une triste chutte
Je m'endors en me croyant brutte.

Il y a des gens mon cher amy qui promettent l'immortalité à certaine tragédie que je vous envoye. Pour moy je crains les siflets. Vous jugerez de ce que je mérite. Que mon offrande soit digne de vous ou non, j'ay dit; il faut toujours que mon cher Cideville en ait les prémices. Lisez la donc mrs les baux et bons esprits, et vous aimable philosophe Formont quittez Loke pour un moment. Ma muse vous apelle en Amerique. J’étois las des idées uniformes de notre téâtre, il m'a falu un nouveau monde,

et extrà
processi longe flammantia mœnia mundi.

Voylà tous les arts au Perou, on le mesure et moy je le chante. Mais je tremble qu'on ne me prenne pour un sauvage.

Je reçois votre lettre mon cher amy en vous grifonant cecy. Que je vous aime de ne point aimer votre métier! Vous jugez de tout comme vous écrivez, avec un goust infini. Madame du Chatelet est de votre sentiment sur la chartreuse. Je n'ay point lu l'adieu aux révérends pères mais je suis fort aise qu'il les ait quittez. Un poète de plus, et un jesuitte de moins, c'est un grand bien dans le monde.

Vale, te amo, te semper amabo.

V.