[8 janvier 1736]
Un orage bien cruel et bien imprévu m'a arraché quelque temps mon charmant amy du port où je vivois heureux et tranquile.
Il faut que j'aye été bien acablé puisque je ne vous ay point écrit. Le premier usage que je fais du retour de ma tranquilité et de mon bonheur c'est de vous le dire, et de goûter avec vous une félicité pure et nouvelle en vous parlant du malheur que j'ay essuié. Je ne sçai quelle calomnie m'avoit encor noirci dans ce séjour du vice qu'on apelle la cour. Il sera dit que les poètes comme les prophètes, seront toujours presécutez. Voylà le seul prix mon cher Cideville de vingt ans de travail. On m'a mandé que ces horreurs qui ont été sur le point de m'accabler avoient été fabriquées par Le barbouilleur de Didon. Il devoit bien se contenter d'avoir corrigé Virgile. Que peut il après cela daigner avoir à démêler avec Voltaire? J'avois fait ma pièce des Américains, mais je ne savois pas qu'il m'avoit volé, et je ne croiois pas que la rage d’être joué le premier pût le porter à ourdir une aussi vilaine trame que celle dont on l'acuse. Je ne le veux pas croire, j'ay trop de respect pour les lettres, je ne veux pas les déshonorer au point de croire les gens de lettres aussi méchants que les prêtres. Je me borne mon cher amy à tâcher de bien faire, j'oublie la calomnie, j'ignore les intrigues. Je fais actuellement transcrire mon ouvrage pour vous l'envoier, et si vous l'aprouvez je croiray avoir toujours été heureux.
Je ne sçai si je vous ay parlé de cette sottise de Demoulin qui vouloit que vos vers valussent un habit au petit Lamare. Ce petit homme seroit le mieux vétu du monde si vous aviez acordé la requête, mais Dumoulin n'a pas un papier à vous, et je l'ay bien grondé de la lettre indiscrète qu'il vous écrivit.
Mille tendres compliments au philosophe Formont et à votre cher Dubourgtroude.
Je vous dis en confidence que je me trouve dans une situation qui aurait besoin du souvenir du petit marquis. Si vous vouliez rafraichir sa mémoire et piquer sa vanité, vous feriez une bonne œuvre. Je vous embrasse mille fois.
V.
Avouez que vous avez bien gagné à mon silence. Vous avez eu une belle lettre d'Emilie. Adieu mon cher amy.