1736-05-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Point de littérature cette fois cy mon cher amy, point de fleurs.
Il s'agit d'une horreur dont je dois vous aprendre des nouvelles.

Jore que j'ay acablé de présents et de bienfaits et qui oublie aparemment que j'ay en main ses lettres par les quelles il me remercie de mes bontez et de mes gratifications, Jore, conseillé par Launay, m'écrivit il y a quelque temps une lettre affectueuse par la quelle il me manda qu'il ne tenoit qu'à moy de luy racheter la vie, que Monsieur le garde des sceaux luy proposoit de le rétablir dans sa maitrise, à condition qu'il dit toutte la vérité de l'histoire du livre en question. Mais, ajoutoit il, je ne diray jamais rien monsieur, que ce que vous m'aurez permis de dire.

Moy qui suis bon, mon cher amy, moy qui ne me défie point des hommes malgré la funeste expérience que j'ay faite de leur perfidie, j'écris à Jore une longue lettre bien détaillée, bien circomstanciée, bien regorgeant de vérité, et je l'avertis qu'il n'a autre chose à faire qu'à tout avouer naivement.

Apeine a t'il cette lettre entre les mains qu'il sent qu'il a contre moy un avantage et alors il me fait proposer doucement de luy donner mille écus ou qu'il va me dénoncer comme auteur des lettres philosophiques. Mr Dargental et tous mes amis m'ont conseillé de ne point acheter le silence d'un scélérat. Enfin il me fait assigner, il se déclare imprimeur des lettres ph. pour m'en dénoncer l'auteur. Mais cette iniquité est trop criante pour qu'elle ne soit pas punie. C'est ce malheureux Demoulin qui m'a volé enfin une partie de mon bien, qui me suscite cette affaire, c'est Launay qui est de moitié avec Jore. Ah mon amy les hommes sont trop méchants. Est il possible que j'aye quitté Cirey pour cela? Il ne faloit sortir de Cirey que pour venir vous embrasser. Adieu mon cher amy. L'ode de la superstition n'étoit que pour vous, pour Formont et pour Emilie, et tout ce que je fais est pour vous trois. Allez, allez, malgré mes tribulations, je travaille comme un diable à vous plaire.

V.