1740-01-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste François Durey de Mesnières.

J'ay tort monsieur.
Je suis un paresseux; non je n'ay point tort, et je ne suis point un paresseux. Car j'ay travaillé depuis que je suis à Bruxelles, à vous amuser. Il y a un mois entier que je griffonne douze heures par jour; on me demandera pourquoy je sacrifie ma santé, mes plaisirs, ma fortune pour les belles lettres qui ne m'attirent que des persécutions.

Scit genius natale comes qui temperat astrum.

J'aime l'étude comme les autres aiment les honneurs, le bien ou les filles, et je me tiens très heureux avec la société dont je jouis et avec l'honneur de votre amitié. Govers m'est venu voir souvent. Je suis un peu son confident, attendu qu'il a été au chastau de la Bastille dans le même apartement dont je fus honoré il y a vingt cinq ans. Je pouray peutêtre en faveur de cet apartement et de la liaison qui s'en est suivie, être à portée de vous rendre quelque petit service. La femme de Cheron a fait prier Govers d'aller voir son mary dans la prison de Stienporte où ce Cheron est détenu. Ils pouront dit elle s'acomoder. Govers n'en veut rien faire; il m'a insinué que si je voulois aller voir Cherron à sa place, je luy ferois grand plaisir. Mais je n'ay garde ny de faire un pas ny de dire un mot dans cette affaire qui ne soit dicté par vous. Quand il s'agit d'une tragédie ou d'un poème épique je fais de mes personages ce qu'il me plait, je suis créateur, et destructeur à mon plaisir, mais quand il s'agit des affaires de mon prochain, et surtout d'un prochain tel que vous, je ne suis plus créateur je suis automate et j'attends qu'on dirige mes ressorts, sans quoy je me livre à toutte l'inertie de la matière qui n'a point de mouvement par elle même.

Mon cœur n'est point dieu merci dans le cas de cette inertie; il est pénétré pour vous de la plus tendre reconnaissance et de la plus respectueuse amitié. Je ne vous dis rien de madame du Chastelet, elle vous a écrit et un mot d'elle vaut mieux que cent pages de votre très h. et ob. serv.

V.