1742-09-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Cardinal André Hercule de Fleury.

Monseigneur,

Je commence par envoier à votre Eminence la première lettre que le roy de Prusse m'écrivit le vingt six aoust, qu'il datte par inadvertence du mois de septembre.

Votre Eminence verra au moins par cette lettre, que je n'ay jamais écrit celle qui courut il y a un mois sous mon nom, et qui a fait tant de bruit. Elle fut fabriquée à Paris par le secrétaire d'un ambassadeur, aussi bien qu'une prétendue réponse de sa majesté prussienne. J'ay donc lieu d'espérer que je serai justifié dans l'esprit du roy comme dans celuy de votre Eminence, sur cette petite affaire.

Je vais àprésent monseigneur vous rendre compte de mon voiage à Aix la Chapelle, croyant en cela remplir les devoirs d'un sujet, et d'un bon citoien, sans manquer à ce que je dois de reconnaissance au roy de Prusse.

Je ne partis de Bruxelles pour luy aller faire ma cour que le deux de ce mois. Je trouvay en chemin un courier qui venoit me réitérer ses ordres. Je fus logé, auprès de son apartement, il passa deux jours consécutifs quatre heures de suitte dans ma chambre avec cette bonté et cette familiarité, que vous savez qui entre dans son caractère.

Il ne doutoit pas que je n'acceptasse enfin les propositions qu'il m'a toujours faittes de venir me fixer à sa cour, et dans cette persuasion il me parla avec plus de liberté; il me demanda d'abord s'il étoit vray que la nation fut si vivement piquée contre luy, si le roy l'étoit, si vous l'étiez.

Je répondis qu'en effet tous les français avoient ressenti avec indignation un changement si inespéré, qu'il ne m'apartenoit pas de savoir les sentiments du roy, et que je connaissois la modération de votre Eminence.

Alors il daigna me parler assez longtemps des raisons qui l'ont engagé à précipiter sa paix. Elles ne roulent point sur les prétendues négociations secrettes faittes de votre part à Vienne, et dont votre Eminence s'est justifiée si hautement. Les raisons qu'il allègue sont si singulières, que je doute qu'on en soit informé en France, et que je n'ose pourtant les confier à cette lettre, sentant combien il me siéroit peu de toucher à des choses si délicates.

Il ajouta qu'il avoit commencé un manifeste mais qu'il le suprimerait pour ne point aigrir les esprits; et il me parut réellement affligé de l'opinion que cet évènement faisoit concevoir de luy à la cour et à toutte la nation.

Il me répéta plusieurs fois qu'il souhaittoit voir la Boheme aux mains de l'empereur, qu'il renonçoit de la meilleure foy du monde à Bergue et à Juliers; et que malgré les propositions pressantes du comte de Stairs, il ne songeoit qu'à garder la Silesie.

Il dit qu'il sentoit très bien que la maison d'Autriche voudrait à la première occasion rentrer dans cette conquête; mais que l'occasion étoit éloignée et qu'il se flattoit de l'éloigner encor davantage en faisant de Neiss, de Brieg et de Glogau des places aussi fortes que Vezel.

Il m'assura qu'il étoit très bien informé que la reine de Hongrie est endettée de quatrevingt dix milions d'écus d'Allemagne, qui font environ trois cent quarante cinq milions de France, que ses provinces épuisées, et séparées les unes des autres ne pouront faire de longs efforts, et que dès longtemps les autrichiens ne seront redoutables par eux même.

Il est indubitable qu'on avoit donné à ce monarque des idées aussi fausses sur la France qu'il paroit en avoir de vrayes sur l'Autriche. Il me demanda s'il étoit vray que la France fût épuisée d'hommes et d'argent et entièrement découragée. J'eus l'honneur de luy répondre qu'il y a encor en France environ onze cent cinquante milions d'espèce circulante, que les recrues ne se sont jamais faittes si aisément, et que jamais la nation n'a marqué plus de bonne volonté.

Mylord Hindfort luy avoit parlé bien autrement et mylord Stairs dans ses lettres luy représentoit il y a un mois la France comme prête à succomber. Ce ministre malgré la déclaration que M. de Podevils luy a faitte à la Haye au nom du roy de Prusse, n'a pas cessé de le presser d'entrer dans les mesures de l'Angleterre. Le trente aoust un émissaire anglais vint encor parler à ce prince à Bothet, petit village à un quart de lieu d'Aix. On m'a dit qu'il s'en retourné fort mécontent. Cependant le 26ème d'aoust l'adjudant général Shmettau, qui accompagne le roy de Prusse, fit venir cinq exemplaires de toutes les cartes du cours de la Mozelle, des trois évêchez, de la Flandre et de la Picardie.

Voylà les principales choses dont j'ay cru devoir rendre compte à votre Eminence. Elle verra d'un coup d'œil le fonds des choses dont je n'ay vu, et dont je ne dois voir que la superficie.

Si ma lettre est jugée digne de quelque attention, je suplie qu'elle ne soit regardée que comme un simple témoignage de mon zèle, et non comme l'empressement d'un homme qui veut se faire valoir.Permettez moi monseigneur d'ajouter à ma lettre que l'affaire du sr Cheron qui a été si longtemps sacrifié icy, vient enfin de finir d'une manière qui couvre de honte ses persécuteurs. Govers, si connu par ses manœuvres en France, et non moins connu icy, a demandé pardon dans la prison à Cheron en présence de deux notaires, a signé que Cheron ne luy devoit rien, que son arrest étoit injuste et torsionaire, et qu'il se soumettoit à sa miséricorde. Cependant le conseil de Brabant avoit tenu trois ans Cheron dans la prison des criminels sans examiner seulement s'il étoit débiteur ou non. J'ay cru que la singularité de ce fait méritoit que votre Eminence en fût instruitte.

J'abuse de sa patience et je finis en protestant que je seray toute ma vie avec le plus profond respect et le plus sincère attachement,

Monseigneur,

de votre Eminence,

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire