1741-08-08, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Pierre Louis Moreau de Maupertuis.

Je suis vn peu jalouse Monsieur de voir votre portrait entre les mains de mr de Voltaire, et de ne le point auoir.
Il est vrai que le bonheur qu'il a de pouuoir l'orner doit lui mériter la préférence, sans cela assurément ie la disputerois à tout le monde. Ie ne veux pas ôter à m͞e Daiguillon le plaisir de vous dire la première de quelle façon vous êtes traité dans vn petit quatrain assés satirique que l'on a mis au bas et que ie viens de lui enuoier.

Vous voiés qu'il y a longtems que cette lettre deuroit être partie. On ne croiroit jamais qu'à Bruxelles on n'a pas le tems de finir vne lettre, rien n'est cependant plus vrai. Vn incident de mon procés, auquel ie ne m'atendois pas, m'a ocupé jour et nuit depuis 5 jours, (car il m'empêche souuent de dormir). Enfin ie comence à respirer et à vous escrire. Votre dernière lettre à m. de Voltaire me doneroit trop d'amour propre, si [je] ne sauois pas combien vous estimés au dessus de leur valeur ce qui vient des persones que v͞s aimés, et ie ne veux plus douter que ie sois du nombre. Ie ne me suis pas attendue que v͞s deuinssiés leibnitien, ni que les monades fissent votre conquête. Ie ne sais cependant si les idées métaphisiques qui sont au comencement du liure ne méritent pas du moins d'être conuës, car v͞s m'auouërés que la grandeur du lit du roi Og n'ôte rien de leur profondeur et de leur mérite aux idées métaphisiques de Leibnits dont Volf a ramassé les lambeaux épars, et qu'on peut dire de bones choses, et les bien aranger, quoiqu'on fasse vne scholie vn peu ridicule. Neuton a comenté l'apocalypse, cela vaut bien le lit du roi Og. Ie me flatois que v͞s liriés le liure auec vn craion et que v͞s m'auertiriés de mes fautes. On en fait vne Edition en Holande qui sera très belle, et pour laquelle j'ay fait beaucoup de corections et vous sentés bien que si vous vouliés me dire ce que vous pensés ie serois sûre alors que l'édition seroit bone. Ie me souuiens que v͞s aués doné cette marque d'amitié à m r de Voltaire pour les Elemens de Neuton, et qu'il en a beaucoup profité. Ie sens bien que vous me conseillerés de retrancher toute la métaphisique, mais c'est sur tout sur les 11 derniers chapitres que ie v͞s prie de m'esclairer, car enfin, ie fais vne petite partie du monde, et vous me plaisés beaucoup. Ainsi j'espère que v͞s ne resterés pas en si beau chemin pour acheuer le vers.

Ie n'ai point reçu de lettre de vous de Francfort, cela est bien sûr, ie n'en ai reçu qu'une des Deux ponts. Depuis quelques jours, Varentrap, qui m'a fourni des liures, m'a mandé qu'il auoit eü quelqu'enuie de faire vne Edition de ma dispute mairanique, mais qu'il començoit à s'en repentir dans la crainte de ne la point vendre, ainsi elle n'aura point lieu, dont ie suis très fâchée, car i'ymagine que les gravures dont m͞e Daiguillon m'a parlé dans vne de ses lettres y auoient raport. Si on m'en auoit doné l'idée, ie l'aurois fait Exécuter en Holande. Les libraires n'i sont pas si timides que Varentraap, et font tout ce que ie veux pour ma nouvelle Edition, dans laquelle la dispute entrera.

Si j'ay jamais Eté curieuse de quelque chose c'est de votre cosmologie. La paralaxe de la lune est plus intéressante pour les astronomes mais p͞r n͞s autres gens terestres j'aimerois bien autant la cosmologie et ie suis outrée de ne la point voir. V͞s auiés eü quelqu'enuie de faire imprimer le comencement de métaphisique que v͞s m'aués montré autrefois. Ie serois bien fâchée que v͞s me cachassiés quelque chose de ce que v͞s voulés bien montrer.

Les gazettes disent Euller à Berlin. Cela est il vrai? est ce vous qui l'y aués attiré? Ie ne sais s'il ne s'en repentira pas. Il est vrai qu'il vient de Petersbourg, mais il y a bien des façons de perdre au change. Ie voudrois lui enuoier les institutions, et les pièces de ma dispute auec Mairan. Pouriés v͞s les lui faire tenir? ie v͞s les ferois remettre.

Ie suis assés fraichem͞t auec S. M. p. Mr de Camas auoit tracassé, et le départ de mr de Voltaire lui a paru si étrange qu'il n'a jamais pu le digérer, ni me le pardoner. Ce qui v͞s est arriué doit faire sentir à m. de V. combien il est heureux d'y être resté si peu, et ie veux croire qu'il n'en auoit pas besoin. Depuis la mort de Camas il m'a fait quelques agaceries, et cela en est resté là, mais v͞s m'auouerés qu'il est plaisant de faire des odes p͞r Gresset, et de v͞s répondre par Jordan. I'ay peur qu'il ne prene le bisare p͞r le grand. Quoiqu'àprésent ie ne m'i intéresse pas assés p͞r craindre rien, des persones venuës de Viene comtoient Etrangement p͞r lui le moment de votre prise, mais ie sens bien qu'il faudroit vn voiage de Paris pour en sauoir dauantage. Les lettres à m. de Voltaire continuent come de coutume et toujours des vers à tort et à trauers. Keiserling est reuenu à Berlin, n'en pouuant plus. Ie crois que le pauure garçon auroit plus besoin d'un voiage chés Morand que d'aller en Silesie. Vous m'auouerés que c'est vn bon et aimable garçon. Aués v͞s uu l'Algarotti auant votre départ? Ce qu'il y a de bisare c'est qu'il m'escriuoit de Moscou, et de Londres, et que depuis qu'il est en Prusse, il ne m'a pas escrit.

Ie crois que les journeaux ne parleront point de la lettre de Mairan et de la miene. Il a trouué aparement qu'il étoit plus aisé de leur imposer silence, que de les faire parler à son gré. Ie vous auouë que i'en suis fâchée, car cela me paroit une anecdote plaisante que ie ne veux pas qu'on oublie. Ce Mairan est bien vne preuue combien les réputations sont trompeuses. Il passe p͞r auoir le propos exact, et il me semble qu'il a précisément le défaut contraire et ie vois que l'émulation qui est entre n͞s ne m'aueugle point, puisque v͞s pensés de même. Jurin, à qui j'ay enuoié cette dispute, m'a escrit vne lettre scientifique, et qui assurément vaut mieux que celle de Mairan, mais aussi il me semble que c'est vn autre homme.

I'aurois bien besoin de quelques conuersations auec vous pour y répondre, car quoiqu'elle ne soit pas publique, ie suis très jalouse qu'elle le satisfasse, il n'i a guères de public dont ie fasse autant de cas que de lui. Il s'agit de cette expérience du corps transporté dans vn vaisseau et auquel vn resort done la même vitesse qu'il aquert par la translation dans le vaiseau et dont il est question à la pag. 443 et 444 des inst. Il prétend que ie l'ai mal réfuté, et que la considération de la réaction du vaisseau ne peut point détruire son argument. Ie v͞s auouë que ie voudrois que v͞s l'examinassiés, car la doctrine des forces viues est d'une vérité vniverselle. Natura est sibi semper consona, et quand ie ne trouue pas la solution d'une dificulté, ie suis bien sûre que c'est ma faute. Si v͞s voulés ie v͞s enuerai sa lettre, car il prétend aussi que j'ai tort dans ce que ie dis au parag. 582. Cependant m. de Bernoulli le père dans sa dernière lettre me fait le même argument pour prouuer les forces viues que celui que i'emploie à ce parag. 582 et dont j'auouë que ie ne sens pas le vice. Ie craindrois plus d'auoir mr Jurin p͞r aduersaire que m. de Mairan. Au reste v͞s deués être sûr que si v͞s voulés bien me mander ce que v͞s pensés de l'argument de m. Jurin, ie ne v͞s citerai jamais, j'espère que v͞s n'en doutés pas. Les institutions m'ont encore attiré vn drôle d'aduersaire, c'est Crousaz, mais p͞r celui là il radote absolument, il a pourtant vn liure sous presse, dans lequel il prouue que le leibnicisme renuerse toute la morale. La lettre qu'il m'a escrit sur cela est à le faire enfermer. Ie crains que celle ci ne v͞s ennuie terriblement, mais v͞s n'avés qu'à v͞s imaginer qu'elle en contient 2 ou 3 que ie v͞s aurois escrit depuis que celle ci est commencée. Ie suis bien incertaine de mon sort, ie ne sais si la guere me laissera ici, mais en quelque lieu que ie sois, v͞s serés toujours sûr d'y auoir une persone qui v͞s aime bien tendrement.

Aiés vn extrait des institutions qui est dans le Mercure de jüin, et qui est plein de louange et de critiques. Ie v͞s enuoie la lettre de m. Jurin, mais ie n'en ai point de copie, ainsi, ie v͞s prie ne l'égarés pas, et renuoiés la moi. Que dites v͞s de celle du père Castel que m͞e Daiguillon m'a montrée?