1736-08-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Pitot.

Je n'avois pu lire à Paris monsieur le mémoire de Mr de Mairan touchant les forces motrices, et plusieurs occupations étrangères aux mathématiques ont retardé encore dans ma retraitte le plaisir de lire son ouvrage.
Je l'ay enfin lu, et il me paroît comme à vous un chef d'œuvre de raison avec cette différence que vous L'avez lu en juge, et moy en écolier qui m'instruis. Mr De Mairan qui est des esprits des plus justes, des plus fins et des plus exacts a très bien démontré en plus d'une façon que la quantité de mouvement n'est jamais aux fonds que le produit de la vitesse par la masse.

Il semble que la découverte de la progression de la chute des corps par Galilée ait été le fondement de l'erreur où étoient mrs Leibnits et Bernoulli. Tout se réduit donc à faire voir que dans cette progression même la force est en effet toujours la même, puisque d'instant en instant cette force agit uniformément. L'espace parcouru est à la vérité comme le quarré du temps ou de la vitesse, mais chaque partie infiniment petite de cet espace n'est que comme la vitesse et comme le temps. Par là ce qu'il y avoit de plus fort contre l'ancienne mécanique qui n'admet dans la quantité du mouvement que le produit de la vitesse par la masse, se trouve suffisament réfuté.

Mr de Mairan a pris la chose de tous les côtez sapiens et victor ubique. Il avoit eu la bonté de me prêter à Paris son mémoire que je ne pus alors étudier. Je chargeay un jeune homme nommé mr de la Marre de le luy rendre. Je vous suplie, monsieur, de vouloir bien vous en informer à mr de Mairan, et de l'assurer de ma respectueuse estime.

Permettez moy de vous parler icy de l'analogie nouvelle que vous avez trouvée entre les surfaces des corps, que leurs quantités sont en raison réciproques des surfaces de leurs côtez homologues. Vous en tirez surtout une observation très utile, que s'il falloit 12 chevaux pour tirer un bateau de 25 pieds de large il faudroit 5 fois 12 chevaux pour tirer 5 bateaux de 5 pieds de large. Il paroit qu'en tout vous tâchez de ramener les mathématiques à l'utilité des hommes.

Puisque me voylà en train, il faut encor, monsieur, que je vous importune sur une petite difficulté. Madame la marquise du Chastelet me faisoit il y a quelques jours l'honeur de lire avec moy, la dioptrique de Descartes. Nous admirions tous deux la proportion qu'il dit avoir trouvée entre le sinus de l'angle d'incidence, et le sinus de l'angle de réfraction. Mais en même temps nous étions fort étonnéz qu'il dit que ces angles ne sont pas proportionels quoyque les sinus le soient. Je n'y entends rien, je ne conçois pas que la mesure d'un angle soit proportionelle, et que l'angle ne le soit pas. Oseraije vous suplier d'éclairer sur cela mon ignorance?

J'ai une santé bien faible pour m'apliquer aux mathématiques, je ne peux pas travailler une heure par jour sans soufrir baucoup.

Informez vous, je vous en prie, s'il est vray que Snellius ait trouvé la proportion des sinus de refraction avant Descartes, et si le père Grimaldi a trouvé avant Newton les proportions des sons avec les diffractions des sept rayons primitifs. Je doute fort de cette dernière allégation. Il y a dans Paris des anecdotiers qui vous metront au fait. Je vous auray bien de l'obligation. Je suis, monsieur, avec une estime infinie, votre très humble et très obéissant serviteur.

Voltaire