ce 1er Xbre [1736] à Cirey
J'abuse de vos bontez monsieur, mais vous êtes fait pour donner des lumières, et moy pour en profiter.
Sur ce que vous me dites dans votre lettre que vous vous êtes bien trouvé de ne jamais admettre de merveilleux en mathématique, j'ay consulté les mémoires de 1715 que vous m'indiquez, et j'y ay vu le prétendu merveilleux de la roue d'Aristote réduit aux lois mathématiques. Il est clair que vous avez très bien expliqué ce qui étoit échapé à Taquet et aux autres.
J'ose croire sur ce fondement que peutêtre ne vous éloignerez vous pas de mes idées sur la question d'optique que j'ay pris la liberté de vous proposer. Ny Taquet, ny Barow, ny Grimaldi, ny Molineux n'ont pu la résoudre. C'étoit une question du ressort du père Mallebranche, mais il ne l'a point traitée, et j'ay grand' peur qu'il ne s'y fût trompé comme il a fait à mon avis, sur la raison pour la quelle nous voyons le soleil et la lune plus grands à l'horison qu'au méridien. Je suis bien loin d'admettre du merveilleux dans ma difficulté, ce sont les opticiens qui en ne l'expliquant pas en font une espèce de miracle. Il n'y a que l'obscur qui soit merveilleux, et je ne cherche qu'à ôter l'obscurité qui envelope depuis longtemps cette question. Il me paroit qu'elle en vaut la peine, et qu'elle tient à une téorie assez sûre et assez curieuse. Voulez vous vous donner la peine de voir Grimaldi, page 312, et Barrow, ad finem lectionum? Vous y trouverez la chose très obscurément énoncée dans Barow, et très clairement dans Grimaldi, mais de raison, ny ny l'un ny l'autre n'en donne. Voicy le fait. Prenez un miroir concave, tenez votre montre dans une main à la distance d'un demi pied du miroir, reculez ensuite petit à petit le miroir de votre œil. Plus vous le reculez plus votre montre vous paroit près, jusqu'à ce qu'enfin elle semble être sur la surface du miroir, d'une manière très confuse. Reculez encor un peu, vous ne voyez plus rien du tout.
Or lorsque vous voyez ainsi l'objet très près, vous devriez le voir très loin par la règle de la catoptrique, qui vous dit que vous verrez l'objet au point d'intersection de la perpendicule d'incidence et du rayon réfléchi. Ce point d'intersection est très loin derrière votre œil, et malgré cela l'objet vous semble très près. J'auray bien de la peine à faire ma figure, car je suis très maladroit.
Le rayon parti de l'objet A fait un angle d'incidence sur la droite infiniment petite de la courbe du miroir. L'angle de réflexion B luy est égal. Le rayon réfléchi est B e, le cathète est la ligne pointillée, l'intersection de cette ligne et du rayon réfléchi est en D. Donc je dois voir l'objet en D, mais je le vois en f, en g, quand mon œil est placé à peu près en h. Voylà encor un coup ce que nul opticien n'a éclaircy. Voyez la figure en crayon.
L'évêque de Cloine, savant anglais, est le seul que je sache qui ait porté la lumière dans ce petit coin de ténèbres. Il me semble qu'il prouve très bien que nous ne connaissons point les distances, ny les grandeurs par les angles, c'est à dire que ces angles ne sont point une cause immédiate du jugement promt que nous portons des distances et des grandeurs, comme les configurations des parties des corps sont une cause immédiate des saveurs que nous sentons, et la dureté, cause immédiate du sentiment de résistance que nous éprouvons etc.
Dans le cas présent nous jugeons l'objet très près, non à cause de ce point d'intersection, qui n'en pouroit rendre raison, mais parcequ'en effet ce point d'intersection étant très éloigné, l'objet en doit paraître confus. Mais comme nous sommes acoutumez à voir confusément, un objet qui est trop près de nos yeux, L'objet, en cette expérience devant paroitre, et paraissant confus, nous le jugeons à l'instant très près. Mais un homme qui auroit la vue si mauvaise qu'il ne pouroit absolument voir qu'à un doit de ses yeux, veroit très loin (dans cette même expérience), cet objet que le miroir concave représente très près aux yeux ordinaires. C'est donc en cela, l'expérience qui fait tout.
De là mon Anglais conclut que nous ne pouvons apercevoir en aucune façon les distances, nous ne pouvons les percevoir par elles mêmes, nous ne le pouvons par les angles optiques puisque ces angles sont en défaut dans plusieurs cas. Et non seulement les distances, mais aussi les grandeurs, les situations des objets ne sont point senties au moyen de ces angles, car si ces angles produisoient ces effets, ils les auroient produits dans l'aveugle né à qui mr Chiselden abaissa les cataractes. Cet aveugle né avoit quinze ans quand Chiselden luy donna la vue. Il fut longtemps sans pouvoir distinguer si les objets étoient à un pas ou à une lieue de luy, s'ils étoient grands ou petits etc. Cet aveugle semble décider la question, mais j'ay bien peur moy même d'être icy l'aveugle. En ce cas vous serez mon Cheselden, et je vous écris, domine ut videam.
Est il vray que le son se réfracte de l'air dans l'eau, et cela en même proportion que la lumière? D'où l'a t'on pu savoir? Il n'y a que des poissons qui puissent nous le dire, et ils passent pour être sourds et muets. Je vous demande un petit mot sur cela.
Il court à ce qu'on me mande une épître sur la philosofie de Neuton. J'ay peur qu'elle ne soit très informe. Soufrez que je vous en envoye une copie exacte. Je souhaiterois que ce petit ouvrage pût prouver que la phisique et la poésie ne sont point incompatibles.
Je vous suplie de vouloir bien me dire dans votre réponse pourquoy La lumière est, selon Mushenbroek x minutes à traverser le grand orbe annuel, et arrive cependant en 7 minutes ou environ du soleil à nous. N'a t'il pas pris x minutes pour environ 14 minutes? Ignosce, et doce.
V.