1739-01-19, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ami v͞s êtes Le seul ami qui sachiés L'être, v͞s joignez la plus grande Exactitude aux plus grans seruices.
N͞s auons besoin de l'un et l'autre. Ie passe ma journée à essuier des combats sur le voyage de Paris, dont il meurs d'enuie. Ie v͞s demande à genoux de lui mander qu'il feroit très mal. V͞s croyés peutêtre que ie peux tout sur son esprit, il s'en faut de beaucoup. Il n'i a rien que ie n'aye fait p͞r lui faire ôter tout le littéraire, l'endroit de Neuton, la fraze de mr de Fontenelle qu'il Examine. Ie lui ay fait sentir qu'il sieroit mal à vn home qui doit être pénétré et qui veut toucher le public, de discuter vne question de métaphisique et d'épiloguer des mots. Tout cela n'a fait que blanchir, mais si v͞s persistés à le condaner il l'ôtera. Il a vn peu corigé l'endroit de Rousseau, il l'a distribué en 2 parties au lieu qu'il l'étoit par articles. A l'égard de l'endroit qui tombe indirectem͞t sur Tiriot il l'adoucira aussi. Cependant malheur à lui s'il s'y reconnoit. Cet endroit ne peint pas à la vérité le cœur humain en beau, mais c'est le défaut de tous les portraits ressemblans. S'il n'y avoit que des Dargental, on ne coureroit aucun risque en peignant les homes come ils sont. N͞s auons cru la lettre du p. Tournemine nécessaire à cause des lettres philosophiques, qui laissent toujours vn reste de terreur dans l'âme. De plus, il va paroitre vne Edition de ses ouurages en Holande qui viendra peutêtre en France et où elles sont. On pouroit peutêtre l'inquiéter et il me semble qu'on n'a rien à dire à vn home quand il désauouë, et qu'il dit amen. Les honêtes gens veront bien que la nécessité de ses affaires l'exigeoit, et deuront l'en Estimer dauantage. Enfin ie ne la trouue pas trop forte, ie sais bien qu'il ne faut pas dire vne sillabe de plus, mais il semble qu'on peut aller jusques là.

Je suis de votre avis sur le procès criminel, il faudroit se faire honneur de la modération, et s'adresser come v͞s le dites, aux magistrats qui sont à la tête de la littérature. Il dit que ce placet présenté par son neveu à mr le chancelier ne peut que faire vn bon effet et ie le crois ainsi. Cela fera voir que sa famille s'y intéresse. Il dit aussi qu'un procès verbal fait chez vn comissaire au sujet du liure acheté, fait qu'on se met en état de faire ce que l'on veut par la suite et n'engage à rien. Cela peut être et en ce cas il n'i a pas grand mal. Il faut le laisser se contenter, mais p͞r peu que cela ait des suites il faut l'en Empêcher. Il auoit enuie d'engager mrs Andry, Pitaual, Ramsay, et autres maltraités dans ce libelle à se plaindre au chancelier. V͞s aurés vu par la lettre de me de Bernieres que ce dernier ne demande pas mieux. Cela pouroit peutêtre faire suprimer les observations et ce seroit cela qui seroit vn coup de partie. Ie l'aimerois mieux que le procès criminel. Il escrit à mr l'auocat général Daguesseau et v͞s enuoie la lettre. Il escrira à mr Dargenson. Il rescrira si v͞s voulés au chancelier en cas que la lettre qu'il v͞s a Enuoyée ne v͞s paroisse pas suffisante. Il enuera son mémoire en manuscrit auant de la faire imprimer, à plusieurs persones, et ie ne désespère pas de le réduire enfin à faire tout ce que ie désire p͞r la perfection de son mémoire si v͞s persistés à l'exiger.

En v͞s remerciant de ce que v͞s me mandés sur l'ambassadeur d'Hollande. Votre amitié n'obmet à rien, et ma reconoissance sait tout sentir.

Il est en peine de sauoir si mr de Meynieres a reçu vn Neuton de sa part.

Venons à mes affaires. On mande que Tiriot va faire imprimer la lettre qu'il m'a escrit. Qu'il ne s'auise pas de cela. Ie v͞s demande en grâces mon cher ami de l'en empêcher. Il n'i a point d'extrémités où mr du Chastellet et toute ma famille ne se portât. V͞s sentès bien tout ce que mon nom vne fois prononcé dans cette indigne querelle entraisne. Cela feroit peutêtre le malheur de ma vie, et ie sens que si Tiriot osoit me manquer de respect au point de faire imprimer sans mon aueu vne lettre qu'il m'a Escrit, ie m'en plaindrois publiquement et l'en ferois repentir toute sa vie. S'il l'avoit donné à dom Prouot il faudroit la retirer. Ie payerois plutôt les frais de l'impression p͞r la suprimer. Enfin il faudroit tout faire. Ie v͞s suplie au nom de votre amitié d'enuoyer chercher Tiriot dès que v͞s aurés reçu ma lettre et d'exiger de lui qu'il ne compromette ni mr du Chastellet ni moy encore moins, car ie v͞s le répète, n͞s ne mesnagerions rien p͞r l'en faire repentir, et ie ne puis croire qu'il ait osé l'imaginer, mais on le mande si positiuem͞t que ie ne sais que penser.

Quant au petit almanack ie sens qu'il seroit ridicule d'en faire trop de train, mais aussi il seroit dangereux de souffrir que l'on osât se seruir de mon nom impuném͞t. Je désirerois donc infiniment d'en connoitre l'auteur, afin de faire mettre son nom dans les nouuelles publiques. Crebillon, qui l'a aprouué, peut le connoitre, et ce seroit vn seruice à me rendre, car ie sais qu'on l'a dit dans le monde, et v͞s saués auec quelle charité on saisit le prétexte d'un ridicule.

Déliurés moi donc du tourment de la Mare. Ie soufre mort et passion. Votre ami s'en plaint continuellement à moi. Tirés moi cette épine du pied aimable ange gardien.

Mr de Maurepas a escrit à votre ami vne lettre dont il est très content. Adieu, v͞s saués si ie v͞s aime, la reconoissance de tout ce que je v͞s dois ne peut rien ajouter à mes sentim͞s. Empêchés que Tiriot n'imprime ma lettre, il a bien d'autres voies de se justifier.

C'est à mr Heluetius à qui on a adressé la seconde édition de l'ouurage, mais quant il v͞s l'aura remise il faut la garder et n͞s en dire votre auis.

Votre ami ne se broüillera point auec T. Il me paroit d'ailleurs se ranger un peu mieux à son deuoir. Il y a 3 actes mis en vers de la tragédie. S'il peut auoir un peu de santé et de tranquilité v͞s l'aurés dans 15 jours. Ce seroit vn coup de partie de la donner ce carême.