à Cirery le 31e 10bre 1738
Je suis toujours mon cher ami dans la cruelle situation que ie v͞s dépeignois dans ma dernière lettre, mais i'ay fait bien des réflexions depuis.
Il est nécessaire p͞r la santé et p͞r la tranquilité de votre ami que ie tâche de lui dérober la conoissance de l'indigne libelle de l'abé des Fontaines, mais ie crois nécessaire p͞r son honneur d'y répondre. C'est trahir votre ami que de laisser croire au public qu'il a auancé vn fait dont il prend mr Tiriot à témoin et que mr Tiriot desauouë. C'est le trahir enfin que de laisser croire que l'abé des Fontaines ne lui a d'autre obligation que d'auoir composé vn mémoire en sa faueur à la prière du président de Bernieres, et de laisser dire publiquement que mr de V. reste Eloigné de Paris parce qu'il n'ose pas y reuenir. Dans cette dure Extrémité ie me suis résoluë à faire la réponse. Ie me flatte que i'y mettray plus de modération que lui, si ie n'i mets pas tant d'esprit. Mais come ie ne veux rien faire dans vne occasion si importante sans v͞s consulter ie v͞s Enuoye ma réponse. Ie me flatte que v͞s aprouuerés mon dessein, car enfin il ne faut pas liurer son ami au déshonneur p͞r vouloir le seruir. Ma plus grande fureur, ie v͞s l'auouë, est contre Tiriot, et il n'i a rien que ie ne fasse p͞r l'obliger à vn désaueu qu'il doit également à l'honneur de son ami et au sien. Le fait qui concerne le président de Bernieres et qu'on a l'impudence de nier au nom de Tiriot dans ce libelle m'a été confirmé de sa propre bouche dans son voyage icy cette année au mois d'octobre, et cette circonstance augmente mon indignation à vn point que ie ne puis v͞s dépeindre. V͞s qui conoissés toutes les obligations que Tiriot a à votre ami, qui saués qu'il ne s'est attiré la fâcheuse affaire des lettres philosophiques que p͞r lui en auoir fait présent, présent qui de l'aueu de Tiriot même a valu 4 cent louïs d'or, que pensés v͞s d'un home qui souffre que l'on dise publiquement de lui, qu'il traîne come malgré lui les restes honteux d'un vieux lien qu'il n'a pas encore eü la force de briser? lui qui doit le peu qu'il est à l'amitié dont mr de V. l'honore, enfin qu'il me mande froidement qu'il n'a point lu ce libelle, mais que m
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de V. se l'est attiré, pendant que l'abé des Fontaines a l'audace de dire, qu'on a demandé à m
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de Tiriot si le fait du libelle composé chés le président de Bernieres étoit vray, et qu'il a été obligé de répondre qu'il n'en auoit jamais eü aucune connoissance. Ie lui ay escrit sur cela de la bonne encre, mais s'il ne fait pas à mr de Voltaire la réparation la plus authentique ie le poursuivray au bout de l'univers p͞r l'obtenir. Si m͞r de V. le sauoit il partiroit sur le champ p͞r Paris et assurément ie crois que dans la circonstance présente il feroit très mal d'y aller. Ie ne répondrois pas même de ce qu'il y feroit dans son premier mouuement, et ie sais très bien que ie ne pourais rien sur luy p͞r l'en empêcher. Il faut donc préuenir ce malheur, mais il faut le préuenir de manière qu'il ne puisse pas me le reprocher vn jour, et il n'i a pas d'autre façon que de faire p͞r lui vne chose nécessaire, et que ie le mets dans l'impossibilité de faire lui-même. J'attens donc sur cela vne réponse promte de v͞s, car le remède presse. V͞s sentés bien que ie ne néglige aucune précaution p͞r qu'on en ignore à jamais l'auteur, et que cela se passera dans le plus grand incognito.
J'attens vne lettre de v͞s p͞r sauoir les dispositions du public, la façon dont le libelle a été reçu et surtout si n͞s n'auons rien à craindre de toutes les brochures qui courent. Voilà vn triste comencement d'année mais voicy un peu de quoi n͞s en dédomager. Il m'a lu hier sa nouvelle tragédie. Il y auoit juste trois semaines qu'elles étoit commencée, il n'i a pas un vers de fini, il les faisoit presqu'à mesure qu'il lisoit. Ie n'ay pas cessé de fondre en larmes, et ͞de Chambonin aussi, qui Etoit de la partie. Ie ne sais rien de si déchirant, c'est l'intérest du Cid, d'Ariane et de Bajaset réunis ensemble mais sans aucune ressemblance. Ie n'abonde pas en mon sens, mais ie crois pouuoir assurer que si la beauté des vers tels qu'il les sait faire se joint à la force des situations ce sera vn choef d'oeuure. Jugés quel meurtre ce seroit de l'interompre en si beau chemin, p͞r tourner son cœur qui est rempli des sentiments les plus tendres du côté de la vengeance et de la haine. Le chagrin d'ailleurs ôte toutes les idées et tuë le génie, outre que sa santé qui est déplorable pouroit fort bien y succomber. Ie crois auoir gagné vne victoire que d'auoir vne belle tragédie à v͞s annoncer. Ie me meurs d'envie de v͞s l'enuoier, et v͞s l'aurés dès que les couleurs seront vn peu débrouillées.
Adieu mon cher ami, aidés moi dans mon cruel embaras.