1716-08-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François Lériget de La Faye.
La Faye, ami de tout le monde,
Qui savez le secret charmant
De réjouir également
Le philosophe, l'ignorant,
Le galant à perruque blonde,
Vous qui rimez comme Ferrand
Des madrigaux, des épigrammes,
Qui chantez d'amoureuses flammes
Sur votre luth tendre et galant,
Et qui même assez hardiment
Osâtes prendre votre place
Auprès de Malherbe et d'Horace,
Quand vous alliez sur le Parnasse
Par le café de la Laurent.

Je voudrais bien aller aussi au Parnasse, moi qui vous parle. J'aime les vers à la fureur, mais j'ai un petit malheur, c'est que j'en fais de détestables, et j'ai le plaisir de jeter tous les soirs au feu tout ce que j'ai barbouillé dans la journée. Parfois je lis une belle strophe de votre ami, mr de la Motte, et puis je me dis tout bas, petit misérable, quand feras tu quelque chose d'aussi bien?Le moment d'après c'est une strophe peu harmonieuse et un peu obscure, et je me dis garde toi bien d'en faire autant. Je tombe sur un psaume ou sur une épigramme ordurière de Rousseau; cela éveille mon odorat, je veux lire ses autres ouvrages, mais le livre me tombe des mains: je vois des comédies à la glace, des opéras fort au dessous de ceux de l'abbé Pic, une épître au comte d'Ayen qui est à faire vomir, un petit ouvrage de Rouen fort insipide, une ode à mr Duché au dessous de tout cela. Mais ce qui me révolte, ce qui m'indigne, c'est le mauvais cœur et le malhonnête homme qui perce à chaque ligne. J'ai lu son épître à Marot, où il y a de très beaux morceaux, mais je crois y voir plutôt un enragé qu'un poète. Il n'est pas inspiré, il est possédé; il reproche à l'un sa prison, à l'autre sa vieillesse, il appelle celui ci athée, celui là maroufle. Où est donc le mérite de dire en vers de cinq pieds des injures si grossières? Ce n'était pas ainsi qu'en usait mr Despréaux, quand il se jouait aux dépens des mauvais auteurs. Aussi son style était doux et coulant, mais celui de Rousseau me paraît inégal, recherché, plus violent que vif et teint, si j'ose m'exprimer ainsi, de la bile qui le dévore. Peut on souffrir qu'en parlant de mr de Crebillon, il dise qu'il vient de sa griffe Apollon molester? Quels vers que ceux ci:

Ce rimeur si sucré
Devient amer quand le cerveau lui tinte
Plus qu'aloès ni jus de coloquinte.

De plus toute cette épître roule sur un raisonnement faux. Il veut prouver que tout homme d'esprit est honnête homme, et que tout sot est fripon: mais ne serait il pas la preuve trop évidente du contraire, si pourtant c'est véritablement de l'esprit que le seul talent de la versification? Je m'en rapporte à vous et à tout Paris. Le sieur Rousseau ne passe point pour avoir d'autre mérite: il écrit si mal en prose que son factum est une des pièces qui ont servi à le faire condamner. Au contraire celui de mr Saurin est un chef d'œuvre et quid facundia posset, tum patuit. Enfin vous voulez que je vous dise franchement mon petit sentiment sur messieurs de la Motte et de Rousseau? Mr de la Motte pense beaucoup et ne travaille pas assez ses vers: Rousseau ne pense guère, mais il travaille ses vers beaucoup mieux. Le point serait de trouver un poète qui pensât comme la Motte, et qui écrivît comme Rousseau (quand Rousseau écrit bien s'entend), mais

pauci quos æquus amavit
Jupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus,
diis geniti potuere.

J'ai bien envie de revenir bientôt souper avec vous et raisonner de belles lettres. Je commence à m'ennuyer beaucoup ici. Or il faut que je vous dise ce que c'est que l'ennui.

Car vous qui toujours le chassez,
Vous pourriez l'ignorer peut-être.
Trop heureux si ces vers, à la hâte tracés
Ne vous [l'ont pas] déjà fait connaître.
C'est un gros dieu lourd et pesant,
D'un entretien froid et glaçant,
Qui ne rit jamais, toujours bâille,
Et qui, depuis cinq ou six ans
Dans la foule des courtisans
Se trouvait toujours à Versailles.
Mais on dit que tout de nouveau
Vous l'allez revoir au parterre
Au Capricieux. de Rousseau;
C'est là sa demeure ordinaire.

Au reste, je suis charmé que vous ne partiez pas si tôt pour Gênes; votre ambassade m'a la mine d'être pour vous un bénéfice simple. Faites vous payer de votre voyage, et ne le faites point. Ne ressemblez point aux politiques errants qu'on envoie de Parme à Florence, et de Florence à Holstein, et qui reviennent enfin ruinés à Paris pour avoir eu le plaisir de dire: le roi mon maître. Il me semble que je vois des comédiens de campagne qui meurent de faim après avoir joué le rôle de César et de Pompée.

Non cette brillante folie
N'a point enchaîné vos esprits,
Vous connaissez trop bien le prix
Des douceurs de l'aimable vie
Qu'on vous voit mener à Paris
En assez bonne compagnie;
Et vous pouvez bien vous passer
D'aller loin de nous professer
La politique en Italie.