[summer 1716]
Je voudrais bien aller aussi au Parnasse, moi qui vous parle. J'aime les vers à la fureur, mais j'ai un petit malheur, c'est que j'en fais de détestables, et j'ai le plaisir de jeter tous les soirs au feu tout ce que j'ai barbouillé dans la journée. Parfois je lis une belle strophe de votre ami, mr de la Motte, et puis je me dis tout bas, petit misérable, quand feras tu quelque chose d'aussi bien?Le moment d'après c'est une strophe peu harmonieuse et un peu obscure, et je me dis garde toi bien d'en faire autant. Je tombe sur un psaume ou sur une épigramme ordurière de Rousseau; cela éveille mon odorat, je veux lire ses autres ouvrages, mais le livre me tombe des mains: je vois des comédies à la glace, des opéras fort au dessous de ceux de l'abbé Pic, une épître au comte d'Ayen qui est à faire vomir, un petit ouvrage de Rouen fort insipide, une ode à mr Duché au dessous de tout cela. Mais ce qui me révolte, ce qui m'indigne, c'est le mauvais cœur et le malhonnête homme qui perce à chaque ligne. J'ai lu son épître à Marot, où il y a de très beaux morceaux, mais je crois y voir plutôt un enragé qu'un poète. Il n'est pas inspiré, il est possédé; il reproche à l'un sa prison, à l'autre sa vieillesse, il appelle celui ci athée, celui là maroufle. Où est donc le mérite de dire en vers de cinq pieds des injures si grossières? Ce n'était pas ainsi qu'en usait mr Despréaux, quand il se jouait aux dépens des mauvais auteurs. Aussi son style était doux et coulant, mais celui de Rousseau me paraît inégal, recherché, plus violent que vif et teint, si j'ose m'exprimer ainsi, de la bile qui le dévore. Peut on souffrir qu'en parlant de mr de Crebillon, il dise qu'il vient de sa griffe Apollon molester? Quels vers que ceux ci:
De plus toute cette épître roule sur un raisonnement faux. Il veut prouver que tout homme d'esprit est honnête homme, et que tout sot est fripon: mais ne serait il pas la preuve trop évidente du contraire, si pourtant c'est véritablement de l'esprit que le seul talent de la versification? Je m'en rapporte à vous et à tout Paris. Le sieur Rousseau ne passe point pour avoir d'autre mérite: il écrit si mal en prose que son factum est une des pièces qui ont servi à le faire condamner. Au contraire celui de mr Saurin est un chef d'œuvre et quid facundia posset, tum patuit. Enfin vous voulez que je vous dise franchement mon petit sentiment sur messieurs de la Motte et de Rousseau? Mr de la Motte pense beaucoup et ne travaille pas assez ses vers: Rousseau ne pense guère, mais il travaille ses vers beaucoup mieux. Le point serait de trouver un poète qui pensât comme la Motte, et qui écrivît comme Rousseau (quand Rousseau écrit bien s'entend), mais
J'ai bien envie de revenir bientôt souper avec vous et raisonner de belles lettres. Je commence à m'ennuyer beaucoup ici. Or il faut que je vous dise ce que c'est que l'ennui.
Au reste, je suis charmé que vous ne partiez pas si tôt pour Gênes; votre ambassade m'a la mine d'être pour vous un bénéfice simple. Faites vous payer de votre voyage, et ne le faites point. Ne ressemblez point aux politiques errants qu'on envoie de Parme à Florence, et de Florence à Holstein, et qui reviennent enfin ruinés à Paris pour avoir eu le plaisir de dire: le roi mon maître. Il me semble que je vois des comédiens de campagne qui meurent de faim après avoir joué le rôle de César et de Pompée.