1752-08-16, de Paul Desforges-Maillard à Voltaire [François Marie Arouet].

S'il vous reste, monsieur, quelque étincelle de cette amitié, dont vous m'avez prodigué de si précieux témoignages dans vos lettres, non seulement pendant qu'un hasard, dont je crois vous avoir rendu compte, me fit jouer sur la scène littéraire le rôle de Tirésie, mais encore depuis que j'ai reparu au Parnasse avec ma toge virile & ma barbe; & enfin, si vous pouvez être un peu flatté du suffrage de quelqu'un, qui vous est attaché par les sentiments d'une sincère estime & d'une juste vénération, vous trouverez bon que je vous dise, avec combien de plaisir je viens de lire le huitième volume de vos Œuvres, imprimées en 1751.
Vers ou prose, vos ouvrages ont un caractère de beauté, qui leur est propre, & qui fait reconnaître partout m. de Voltaire. C'eût été la lecture de votre recueil, qu'auraient pu recommencer toujours avec le même plaisir & le même goût, ces solitaires campagnardes, qui croyaient que Dom Quichotte était le seul livre qui fût au monde, outre les grands livres du lutrin de leur paroisse, & les heures qu'elles portaient à l'église. Je vais vous en faire le compte en peu de mots, si vos occupations vous permettent de me donner un moment d'audience. Une personne de mes amis me dit qu'un procès, ce monstre qui souvent fait trouver des parentés heureusement perdues, & qui produit des connaissances plus qu' on n'en veut, l'avait obligé d'aller voir une dame qui vivait retirée dans sa terre, avec ses deux filles. Il la trouva dans un château qui ne sentait pas l'opulence, en compagnie de ses deux demoiselles, & toutes trois avec des visages, tels qu'on les peint aux anciennes Sabines,

Sabina qualis aut perusta solibus
pernicis uxor Appuli.

Il demanda à cette dame en conversant avec elle, s'il y avait longtemps qu'elle & ses demoiselles n'avaient été en ville; 20 ans au moins, répondit la dame, que nous ne sous sommes éloignées de cette campagne & des bois, dont elle est environnée. Vous devriez, lui dit il, vous bien ennuyer d'une solitude si suivie; point du tout, interrompit l'aînée des filles, nous nous promenons, nous veillons aux affaires rustiques, & nous lisons. Me serait il permis, reprit il, de vous demander quels sont les beaux livres dont la lecture vous divertit ou vous occupe ordinairement? Dom Quichotte, dit une des filles. Mais Dom Quichotte, ajouta-t-il, ne suffit pas pour fournir à vos lectures depuis tant d'années. Pardonnez moi, dit la dame, quand nous l'avons tout lu, nous le recommençons. Vous voyez que ces trois personnes s'imaginaient que leur territoire était, pour ainsi dire, toute la terre habitable, & qu'ayant lu Dom Quichotte, on avait tout lu. C'est ce qui me fait dire, monsieur, qu'elles ne se fussent pas trompées, si avec une teinture d'éducation elles avaient possédé le recueil de vos œuvres, où l'on trouve morale, histoire, philosophie, critique, poésies sublimes, légères, & toujours exquises, historiettes, dont les fictions naturelles & variées peignent avec élégance & vérité, les situations, les mouvements & les secrètes aventures du cœur humain; en un mot où l'on trouve tout ce qui peut instruire & délasser l'esprit. Quand je dis l'esprit, j'entends aussi le cœur: car c'est à mon avis quelque chose de singulier & même de risible, que cette distinction perpétuelle, que l'on fait depuis plus d'un demi siècle, de l'esprit & du cœur; subtilités creuses, que la saine raison ne peut pénétrer, & qui doivent leur origine, si je ne me trompe, à cette réflexion morale de m. le duc de La Rochefoucault, l'esprit est toujours la dupe du cœur, & à plusieurs autres maximes du même auteur, qui roulent sur la même finesse. Depuis cette époque le ballotage symétrisé d'esprit, cœur, sentiments, pensée, constitue l'homme de lettres, & le philosophe à la mode. On fait avec ces quatre termes, tournés & retournés, des opéras, des élégies, des épîtres en vers, & l'on trouve dans leur anatomie chimérique, de quoi composer des livres en prose qui ne finissent jamais.

Votre huitième volume, dont j'ai parlé ci-devant, monsieur, commence par de sages conseils, que vous donnez à un journaliste. Vous lui indiquez les moyens de plaire à tous les goûts, dans une carrière moins aisée à remplir, que le public ne se l'imagine.

Quoique vous sachiez tout, monsieur, & que je ne sache rien, mais assez raisonnable pour en être convaincu, & pour ne m'être point aveuglé par cette mauvaise honte, dont Horace se moque dans son Art Poëtique:

Cur nescire pudens pravè, quam discere malo?

cependant après avoir lu votre chapitre intitulé, Des mélanges de littérature & des anecdotes littéraires, où vous donnez cet équitable précepte, n'oubliez jamais en rapportant les traits ingénieux de tous ces livres, de marquer ceux qui sont à peu près semblables chez les autres peuples & chez nos Anciens, je me suis étonné que vous eussiez omis d'avertir, que la chanson de l'auteur du Double veuvage, qui m'a toujours paru, comme à vous fort jolie & que vous rapportez page 19 de ce volume, ait été touteimitée de la soixante quinzième épigramme du dixième livre de Martial. Pour prouver ce que j'avance, je vais transcrire ces deux petits ouvrages:

Philis plus avare que tendre,
Ne gagnant rien à refuser,
Un jour exigea de Lisandre
Trente moutons pour un baiser.
Le lendemain nouvelle affaire,
Pour le Berger le troc fut bon;
Car il obtint de la Bergère,
Trente baisers pour un mouton.
Le lendemain Philis plus tendre
Craignant de déplaire au Berger,
Fut trop heureuse de lui rendre
Trente moutons pour un baiser.
Le lendemain Philis plus sage
Auroit donné moutons & chien
Pour un baiser, que le volage
A Lisette donnoit pour rien.

Si ces vers font le procès à l'avarice des femmes, ils le font aussi à l'avarice des hommes; & je me défie bien que votre Lisandre ne lâcha prise, qu'après qu'il eût rattrapé le mouton, qui restait à Philis, outre les trente qu'elle lui avait rendus. Ils font en même temps connaître l'inconstance des amants, qu'un nouvel objet dégoûte bien vite de celui qu'ils avaient le plus tendrement aimé. Lisandre méritait bien à son tour que Lisette, après lui avoir escamoté toute sa bergerie, l'eût planté là pour reverdir. Les belles femmes sont les plus parfaits chef-d'œuvres de la nature. Elles n'ont été formées avec tant de charmes, que pour être aimées des hommes avec fidélité. Je suis toutefois presque sûr que les hommes ont été infidèles les premiers. La multiplicité des femmes qu'ils se sont permises peu de temps après leur création, par des lois qu'ils ont faites sans la participation de ce sexe enchanteur, qu'ils se sont bien gardés de consulter là dessus, est une preuve indubitable du fond de leur humeur volage & de leur facilité à s'ennuyer de tout. Nous ne voyons pas que les Amazones aient eu envie d'établir des lois semblables sur les bords du Thermodon, où leur souveraineté les laissait maîtresses d'en faire à leur gré.

Mais revenons à nos moutons, monsieur, & vous conviendrez que votre petite ode française avec toute sa gentillesse n'est que la copie de l'épigramme de Martial que voici:

Millia viginti quondam me Galla poposcit
et fateor magni non erat illa nimis,
Annus abit, bis quina dabis sestertia dixit,
poscere plus visa est quam prius illa mihi.
Jam duo poscenti post sextum millia mensem,
mille dabam nummos, noluit accipere.
Transier ant bina for san trinaeve kalendae,
aureolos ultrò quatuor ipsa petit.
Non dedimus, centum jussit me mittere nummos,
sed visa est noblis haec quoque summa gravis.
Sportula nos junxit quadrantibus arida centum,
hanc voluit, puero diximus esse datam,
Inferius numquid potuit descendere? fecit.
dat gratis. Ultrò dat mihi Galla, nego.

Quoiqu'il soit très clair que le français est une imitation suivie du latin, il faut avouer que la copie est bien supérieure à l'original, qui n'a ni la même finesse ni la même précision. Le fond de la pièce française est mieux choisi. C'est un tableau allégorique & naïf du sort des femmes galantes à différents âges. Les couleurs en sont simples mais agréables, & la pudeur la plus susceptible n'en peut être offensée; au lieu que dans la plupart des meilleures épigrammes de Martial, l'esprit & l'élégance y sont salis comme dans Catulle & Pétronne, par les obscénités les plus crues & les plus grossières. C'est ce qui dégoûte un esprit honnête & délicat, & ce qui le fait souvent renoncer à la lecture du livre entier. Le parallèle des deux pièces ci-devant rapportées, présente une juste application de ces deux vers de l'Art Poëtique de Despreaux,

Le Latin dans les mots brave l'honnêteté,
Mais le Lecteur François veut être respecté.

C'est penser au profit de la littérature, monsieur, que de dire, comme vous faites, que ce serait perfectionner le goût sans nuire aux mœurs, de rapporter une chanson aussi jolie que celle de l'auteur du Double veuvage. Ces petits ouvrages de l'esprit ressemblent à des pierres précieuses qui bien que la nature ne les ait pas formées du même volume que d'autres, gagnent quelquefois par l'éclat vif & pur qu'elles répandent, ce qui leur manque du côté de la grosseur. Mais c'est rendre à l'exacte probité un tribut qu'elle exige, que de juger avec vous, qu'il est d'un cœur reconnaissant (& la reconnaissance n'est jamais de trop) de faire honneur aux auteurs, anciens propriétaires, des richesses qu'ils nous ont communiquées.

Un certain Petit a dit dans je ne sais quel endroit de ses poésies,

Ah! si sur le Parnasse on pendoit les voleurs,
Que l'on verroit en l'air de squelettes d'Auteurs!

Mais ce n'est point voler dans le grand chemin des belles lettres, que d'avouer la dette, & c'est payer le bienfaiteur dans le cas dont il s'agit, que de lui témoigner de la gratitude.

Faites moi la grâce de me dire aussi, monsieur, s'il ne vous semble pas que Malherbe ait fait le sonnet que je vais rapporter d'après l'épitaphe latine que je transcrirai d'abord. Elle est de Jean Second, poète, peintre & graveur, né à la Haye en 1511 & mort à l'âge de 25 ans en 1536, environ vingt années avant la naissance de Malherbe. Je m'étonne de ce que Moreri à l'article de Jean Second, ayant parlé de la gloire qu'il s'est acquise par ses épîtres & ses élégies, n'ait fait aucune mention de la partie de ses poésies intitulées Basia, laquelle a plus étendu sa réputation que le reste de ses œuvres; je crois bien que cette remarque ne sera point échappée à l'intelligence & à la sagacité de mon illustre ami & confrère dans l'Académie d'Angers, le savant abbé Goujet, dans ses supplémens au Dictionnaire de Moréri. Il est vrai que le livre des Basia du poète hollandais, est peut-être ce que l'on a jamais fait de plus galant & de plus délicat en ce genre. Je mets Jean Second bien au dessus de Bonnefonds. Celui-ci n'est, pour ainsi dire, qu'un poète de mots, & l'autre avec toute l'élégance & toutes les grâces du style, est un poète de sentiments. On en peut juger par ce seul morceau, dont le titre est Basium 3.

Da mihi suaviolum, dicebam, Blanda puella,
Libasti labris mox mea labra tuis.
Inde velut presso qui territus angue resultat,
ora repentè meo vellis ab ore procul.
Non hoc Suaviolum dare, sed dare tantùm
est desiderium flebile suavioli.

Je suis surpris de ce que ce joli poète soit si peu connu de nos français. Mais dès que nos jeunes gens savent les règles des vers, ils s'imaginent être assez habiles, & toutefois, comme dit Petrone: non magis sapere possunt quam bene olere qui in culina habitant.

Reprenons le parallèle du sonnet de Malherbe & de l'épitaphe faite par Jean Second.

Margaretœ Maximiliani Cœsaris filiœ

EPITAPHIUM

Cœsaribus proavis & cœsare clara Nepote,
Margaretœ Austriaci fata semine Maximiliani,
Illa ego, quœ mihi veri moderamine Belgos,
Et per fœmineas percusso fœdere dextras
Discordes populos tranquilla pace beavi,
Hic fato depressa cubo, tellus que tenebit
Nescio quid nostro de corpore pulveris atri.
Lustra decem vitœ Lachesis vix noverat; & mox
Stamina Parca ferox fatalia rupit, iterque
Ire per obscurum nulli remeabile jussit.
At vos plebeio geniti de sanguine quandò
Ferrea nec nobis didicerunt fata, nec ullis
Parcere nominibus; patientiùs ite sub umbras.

Voici le sonnet de Malherbe:

EPITAPHE

De feu M. Le Duc d'Orleans

Plus Mars, que Mars de la Thrace
Mon père victorieux,
Aux Rois les plus glorieux
Ota la première place.
Ma mère vient d'une race,
Si fertile en demi-Dieux,
Que son éclat radieux
Toutes lumières éface.
Je suis poudre toutefois
Tant la Parque a fait ses loix
Egales & nécessaires.
Rien ne m'en a sçû parer;
Aprenez, âmes vulgaires,
A mourir sans murmurer.

Le titre de ce sonnet a quelque chose de fort singulier, Epitaphe de feu Monsieur, &c.Qui doute qu'un prince, dont on faisait l'épitaphe ne fût mort. Ce feu est donc inutile & devait être supprimé par Malherbe, & par mm. de Port Royal, qui ont copié cette faute dans le recueil de poésie, qu'ils ont donné sous le nom de La Fontaine, parce que c'est comme si l'on disait Epitaphe de m. le duc d'Orléans qui est mort. Au surplus ce sonnet est extrêmement enflé, Aut dùm vitat humum nubes & inania captat. Sa vraie beauté consiste seulement dans la fin qui est toute prise de Jean Second, comme on l'a vu. Si Malherbe avait fait son profit de la lecture des ouvrages de ce poète latin, le fameux Rousseau le connaissait aussi; & il paraît qu'il l'avait lu avec la même attention, ce que vous allez voir encore dans une de ses épigrammes. Elle serait une traduction littérale du 13ebaiser de Jean Second, s'il avait donné à la copie toute l'étendue de l'original:

Languidus è dulci certamine, vita jacebam;
Exanimis fusâ per tua colla manu.
Omnis in arenti consumptus spiritus ore
Flamine non poterat cor recreare novo:
'Jam Stix antè oculos, & regna carentia sole;
'Luridaque annosi cymba Carontis erat.
'Cùm tu suaviolum educens pulmonis ab imo,
'Afflasti siccis irriguum labiis;
'Suaviolum stygia, quod modo valle reduxit,
'Et jussit vacuâ currere nave senem.
'Erravi, vacua non remigat ille carinâ,
'Flebilis ad manes jam natat umbra mea
'Pars animœ, mea vita, tuœ hoc in corpore vivis;
'Et dilapsuros sustinet articulos.
'Quae tamen impatiens in pristina jura reverti,
Sœpè per arcanas nititur agra vias.
Ac nisi dilectà per te foveatur ab aura,
Jam collabentes deserit articulos.
Ergo age, labra meis innecte renacia labris,
Assiduèque duos spiritus unus alat,
Donec inexpleti per tœdia sera furoris,
Unica de gemino corpore vitœ fluet.

Cette petite pièce vaut, selon moi, tout ce qu'Anacréon & Tibule ont fait de plus délicat. Rousseau avait donc bien choisi. Cependant en quelque vénération que soit dans mon cœur la mémoire de ce grand poète, qui me faisait l'honneur de m'aimer, je ne puis m'empêcher de dire, combien je suis fâché que l'original ait perdu une partie de ses grâces dans la copie que vous allez relire, & qui ne devait certainement point être faite en style de Marot; mais son penchant l'avait séduit,

Prêt à déscendre au manoir ténébreux,
Jà de Caron j'entrevoyois la barque,
Quand de Caliste un baiser amoureux
Me rendit l'âme, & vint frauder la Parque;
Lors de son Livre Eacus me démarque,
Et le Nocher tout seul l'onde passa;
Tout seul? je faux, mon âme traversa
Le fleuve noir; mais Caliste, Caliste,
En ce baiser dans mes veines glissa
Part de son âme, avec quoi je subsiste.

Il est une observation critique à faire sur le cinquième vers de l'épigramme, c'est que le bureau d'Eacus est censé être au delà du Stix, & qu'il devrait être en-deçà, pour la justesse du sens de cette petite pièce: car ce juge d'enfer ne pouvait pas démarquer Rousseau de son registre, qu'il ne l'y eût marqué, ce qui est sans apparence, puisqu'il ne faisait jusque là qu'entrevoir la barque du nocher infernal qui devait ensuite passer son âme de l'autre bord. D'ailleurs Rousseau avait mis Themire, & non Caliste, dans l'édition de Soleure; & j'aimais mieux,

Mais Themire, Themire,
En ce baiser dans mes veines glissa
Part de son âme avec quoi je respire,

que le changement qu'il a fait dans les éditions suivantes; mais il faut qu'il ait cru que subsiste qui rimait avec Caliste, était plus propre à rendre l'expression de la pensée de Jean Second.

Et dilapsuros sustinet articulos.

Dans la multitude des friponneries littéraires, que j'ai remarquées, il n'en est point qui m'ait autant déplu que celle que l'auteur de l'Histoire amoureuse des Gaules a faite à Petronne. Il a traduit de son Roman satirique & plus que galant, la Lettre de Cercé à Poliénos, avec la réponse & le reste de l'aventure, pour mettre toute la scène, comme l'original, sur le compte de personnes respectables par leur naissance & peut-être par leur vertu. Elles se fussent fort bien passées, ce me semble, de la réputation d'écrire en style épistolaire avec l'élégance & le feu de Petronne & de s'être si parfaitement rencontrées avec lui.

Je ne me suis jamais plus figuré que vous, monsieur, que le Roman eût été composé du temps de Néron, ni que ce prince en pût être le héros. Son caractère ne s'y trouve aucunement représenté, & le style de cette satire n'est point celui de sa cour. Elle est l'ouvrage de quelque petit maître libertin du bas empire, d'un voluptueux, qui avec de l'esprit & de l'étude, se jouait au gré de sa fantaisie dans une langue qu'il possédait, & dont l'élégance déchue était devenue arbitraire. Il est dans ce Roman des mots latinisés de diverses langues. L'italienne en a tourné quelques uns à son usage, comme il est facile de le remarquer. Mais entre plusieurs exemples que je pourrais citer, je me contenterai de celui-ci, planè mattus sum, je suis entièrement hors de mon bon sens; n'est il pas visible que les Italiens ont tiré de là leur matto qui signifie la même chose?

Ce qui suit & ce qui précède le repas de Trimalcion, les obscénités à part, est semé d'uniques & vraies beautés en leur genre, & qui sentent le fumet de la bonne antiquité. Pour ce qui est de la fête bachique, c'est un ramas de contes de vieilles, de superstitions folles, de goinfreries excessives & chimériques, de sentences usées, & d'injures & de proverbes des halles. Il en faut pourtant excepter quelques endroits qui sont fort bien frappés. Je ne trouve par exemple rien de plus admirable que la surprise de Trimalcion, quand le rhéteur d'Agamemnon, qu'il invite à lui répéter la déclamation qu'il a faite ce jour là, ayant commencé de cette manière, Pauper & dives inimici erant, un pauvre & un riche étaient mal ensemble, Trimalcion l'arrête & lui dit, Quid est pauper? Qu'est ce qu'un pauvre? L'auteur fait connaître par l'étonnement de ce fameux débauché, que les grands & les riches au milieu de leur opulence ignorent jusqu'au nom du pauvre & du malheureux. La vérité & la falsification de cette orgie hétéroclite ont été fortement débattues dans les savantes dissertations de Wagenseilius, d'Adrien de Valois21& de Statileus. A l'égard des fragments que Nodot prétend avoir été trouvés à Bellegrade, il est certain qu'ils ont été supposés; ils n'ont l'air que de morceaux postiches, affectés; & ils sont si mal cousus, que le fil qui paraît partout, décèle les pièces de rapport. Vous avez lu sans doute, monsieur, dans le poète Theophile une historiette intitulée Larissa. Les choses y sont contées naturellement; le latin en est léger, expressif & cavalier. Pensez vous que s'il eût fait serpenter dans le public que c'était un morceau d'antiquité, trouvé dans une cassette de bois de cèdre, en fouillant d'anciennes ruines à Nîmes ou à Arles, bien des gens ne l'eussent pas cru de bonne foi?

Le roman de Pétronne ou de celui qui s'est donné ce nom, est un monstrueux composé de dissolu, d'honnête, de fou, de sensé, de bouffon, de sérieux, de grossier, de délicat, d'impertinente & d'exquise latinité. Mais que de vérité & de feu dans ses peintures, quelle variété dans ses pensées, que de sens dans sa morale! Est il rien de plus charmant & de plus aimable que le portrait de la courtisane Circé? de plus frappant que les réflexions d'Encosse à la vue de Lycas noyé & poussé par le flot au rivage? celles qu'il ajoute sur les différentes manières, dont l'homme est sujet à terminer le cours de cette vie fragile, sont d'une si grande beauté, que je ne fais aucun doute, que Thomas à Kempis, ou Gerson, n'ait puisé dans cette source les réflexions qu'il fait sur la mort, L. 1, cap. 3, de son ouvrage de l'Imitation de J. C. ouvrage le plus précieux que nous ayons après nos saintes écritures, ouvrage traduit en toutes les langues, & qu'un roi de Maroc en le faisant voir à un religieux dans sa bibliothèque, traduit en langue turque, disait être celui de tous ses livres, dont il faisait le plus d'estime. Rapprochons les deux morceaux de Thomas à Kempis & de Petronne, sans prétendre toutefois comparer au surplus un livre si saint, avec un roman où le scandaleux est si multiplié qu'il ne peut être racheté par l'édifiant; mais Saint Paul ne cite-t-il pas les poètes grecs, un passage pouvant être pris séparément, & sans conséquence pour le reste? Je commence par celui de Petronne, parce qu'il est l'ancien: c'est Lycas noyé, comme on l'a dit, qui donne matière à ces réflexions; Sed non sola mortalibus hanc maria fidem prœstant; illum bellantem arma decipiunt, illum diis vota redentem penatum suorum ruina sepelit, ille vehiculo lapsus properantem spiritum excusit, cibus avidum strangulavit, abstinentem frugalitas. Si bene calculum ponas: ubique naufragium est. Voyons s'il est possible que Thomas à Kempis se soit si parfaitement rencontré avec Petronne, sans en avoir jamais rien lu. Quoties audistis à dicentibus, quia ille gladio occidit, ille submersus est, ille ab alto ruens cervicem fregit, ille manducando obriguit, ille ludendo finem fecit, alius igne, alius ferro, alius peste, alius latrocinio interiit, & sic omnium finis mors est. Le détail des sortes de périls est plus étendu dans celui-ci. Mais ou je ne connais rien à la touche de ces deux peintres, ou bien cet endroit de Petrone est l'original, dont l'autre est la copie. Ce chapitre 23 du L. 1, de Thomas à Kempis est peut-être celui que Pierre Corneille a traduit avec le plus de succès dans sa version en vers français qu'il a faite de l'ouvrage entier. Voici la strophe qui rend une partie des mots & du sens du latin que j'ai rapporté,

Combien de fois entends tu dire;
Celui-ci vient d'être égorgé,
Celui là d'être submergé,
Cet autre dans les feux expire.
L'un écrasé subitement
Sous les débris d'un bâtiment
A fini ses jours & ses vices.
L'autre au milieu d'un bon repas,
L'autre parmi d'autres délices
S'est trouvé surpris du trépas.

La strophe ensuite exprime le reste du passage avec la même force, cependant si ces vers n'étaient pas l'ouvrage d'un auteur aussi respectable que l'est le grand Corneille, nos petits maîtres en lisant ce vers: l'autre dans d'autres délices, ne manqueraient pas de matière pour égayer leur verve.

Thomas à Kempis ne serait pas le seul des auteurs ecclésiastiques, qui fût redevable de quelque chose aux anciens auteurs profanes. Les pères de l'église, & plusieurs même des plus célèbres, tels que s. Augustin & s. Jerôme nous témoignent en plusieurs endroits de leurs ouvrages, que la littérature grecque & latine n'était pas pour eux un pays inconnu, c'est pourquoi le concile de Trente ad Regulum VII indicis lib. prohibit, ne défend qu'à ceux qui sont dans un âge jeune encore & susceptible, la lecture des anciens auteurs du paganisme, Ethnicorum veterum libri qui res lascivas seu obscœnas tractant, narrant, docent, propter sermonis elegantiam & proprietatem viris ad legendum, non pueris ad interpretandum permittuntur. C'est même, si je ne me trompe, quelqu'un de ces respectables auteurs, qui a qualifié Petrone de ce titre laconique & expressif, Autor purissimœ impuritatis.

Cependant il ne faut point assurer que tout ce qui a du rapport dans une langue à tel ou tel passage que l'on a lu dans une autre, en soit une imitation faite à dessein. On ne pense plus que ce qui a été pensé; & c'est ainsi que j'explique ce que Salomon dit dans le premier chapitre de l'Eccl. Nihil sub sole novum, nec valet quisquam dicere [Ecce] hoc recens est, jam enim prœcessit in sœculis quœ fuerunt ante nos. Mais c'est créer & donner un nouvel être aux mêmes pensées, que de les embellir d'un nouveau tour & d'une nouvelle forme; c'est pourquoi Horace annonce qu'il va chanter des choses, non pas qui n'ont jamais été pensées, mais qui n'ont jamais été ni entendues, ni dites jusques à ce moment.

Carmina non priùs
Audita, Musarum sacerdos,
Virginibus pueris que canto.
Dicam insigne, recens, adhuc
Indictum ore alio.

La charmante madame Deshoulieres a fait un extrêmement joli madrigal, qui paraîtrait imité de ces quatre vers de la quatorzième élégie de Tibulle L. 1.

Tunc tibi mitis erit, rapias tunc cara licebit
oscula, pugnabit, sed tamen apta dabit.
Rapta dabit primo, post offeret ipsa volenti
post etiam collo se implicuisse volet.
Alcidon contre sa Bergère
Gagea trois baisers que son chien
Trouveroit plutôt que le sien
Un chalumeau caché sous la fougère.
La Bergère perdit & pour ne rien payer
Elle voulut tout employer.
Mais contre un tendre cœur c'est en vain qu'on s'obstine;
Si des baisers gagés par Alcidon,
Le premier fut une rapine,
Les deux autres furent un don.

Je ne crois pas que madame Deshoulieres sût assez de latin pour lire Tibulle; & il ne prendra envie à personne de traduire en vers les beaux endroits des anciens poètes, quand il n'y sera engagé que par des traductions. Elle a imité, dira-t-on, la première ode d'Horace; j'en conviens, mais il faut distinguer entre les pièces de détail, & celles d'enthousiasme & de pensées. La première ode d'Horace n'est qu'un compliment à Mecènes; c'est un détail qui peut fort bien se rendre en vers français sur une simple traduction. A l'égard de ses grandes odes, qui sont pleines de feu & de pensées, comme Descendo cœlo, & presque toutes celles du troisième livre, je soutiens qu'on ne peut réussir à les mettre en vers français équivalents, à moins que d'être animé & pénétré de tout le talent & de tout l'esprit de l'original, conditions qui ne peuvent être le fruit de la lecture d'une traduction en prose. Ne semblerait il pas que m. le Cardinal de Polignac eût traduit dans ce vers du premier livre de son Anti Lucrece, Sedatur potius victrix quam victa cupido, ce que l'aimable madame la présidente Dreuillet, disait en plaisantant, & dont nos petits maîtres ont fait une des principales maximes de leur religion, que le plus sûr moyen de triompher de la tentation, c'étoit d'y succomber. Je suis très persuadé que ce célèbre cardinal, dont tout le monde connaît la scrupuleuse vertu, n'avait point en vue ce badinage; aussi n'ai je prétendu inférer de là que ces deux observations, la première, que le seul hasard peut produire des rencontres semblables, la seconde, que les mêmes pensées peuvent avoir des applications tout à fait différentes.

J'ai l'honneur d'être, &c.