A Paris ce 26 août 1736
Messieurs,
J'ai lu l'article neuf de votre journal de l'an 1736, page 133.
Je ne sais si mr de Voltaire, qui est retiré à la campagne depuis longtemps & qui est très malade, en est informé. Je ne le crois pas. Mais messieurs, l'équité & la reconnaissance me forcent de vous écrire, en attendant qu'il puisse le faire lui même. Puisque vous avez imprimé les accusations de Rousseau contre lui, il est juste que vous imprimiez la réponse.
Celui qui vous a écrit la lettre que vous avez imprimée, & qui vous a envoyé celle de Rousseau, ne se nomme point; la raison en est claire. Il calomnie, & moi je me nomme par la raison que je dis la vérité.
Je ne sais pas quelle est l'origine de la brouillerie entre l'auteur de la Henriade, de Charles XII, d'Alzire, de Brutus, &c. & l'auteur des odes, des allégories & des épigrammes. Je souhaiterais que tous les gens de lettres fussent amis. Je ne veux point ici attaquer le sr Rousseau; mais je dois d'abord vous faire remarquer les différences qui se trouvent entre ces deux hommes, afin que le public soit en état de juger.
Mr de Voltaire est né d'une très bonne famille de robe; il a du bien, & il a abandonné les charges qu'on lui destinait, pour cultiver les belles lettres. Il ne s'est jamais servi de sa fortune que pour faire du bien; je suis témoin que le produit de ses ouvrages a été abandonné à la plupart de ses amis, & le sr Ledet qui les a imprimés & qui en annonce une nouvelle édition magnifique, peut dire si jamais mr de Voltaire a exigé de lui le moindre présent. Je peux assurer encore à la face de toute la terre, qu'il a eu longtemps chez lui deux jeunes gens qui s'appliquaient aux belles lettres & auxquels il payait pension, & qu'il entretenait de tout: l'un d'eux est mort dans mes bras. Il s'appelait le Fevre, & ses parents qui sont à Paris, ne peuvent contester ce fait.
Je n'ai jamais vu un homme de lettres dans l'indigence, refusé par lui, lorsque sa fortune était meilleure qu'elle n'est à présent. Il a perdu depuis une partie de son bien, & il n'a été sensible à cette perte, que parce que cela lui a ôté pour un temps le moyen de continuer ses bienfaits.
Il a donné aux comédiens français qui ont représenté Alzire, le bénéfice des représentations. D'ailleurs il n'a jamais fait sa cour à personne. J'ai vu les plus grands seigneurs du royaume venir chez lui; & ce qui paraîtra surprenant, ils le consultaient sur des affaires. J'ai été témoin du mariage qu'il a fait d'une princesse & des services essentiels qu'il a rendus à la maison.
Voilà ce que tous ceux qui le connaissent certifieront touchant ses mœurs. Il a d'ailleurs toujours passé pour être très aimable dans la société, d'une politesse très noble & d'un entretien agréable. Je ne sais pas pourquoi le sr Rousseau dit de lui qu'il a une mauvaise physionomie, il était au contraire dans sa jeunesse d'une figure séduisante.
A l'égard de ses écrits tout le monde les connaît. Il y a eu vingt éditions de la Henriade. Son Histoire de Charles XII, Brutus, Zaire, ont été traduites en Italien, en Anglais & en Allemand. Et vous pouvez compter, messieurs, qu'il est autant estimé dans son pays, qu'on veut nous faire accroire qu'il est méprisé.
On vous écrit que ses lettres ont été brûlées. Mais je puis vous assurer que ce ne sont point les siennes, & que j'ai entre les mains le manuscrit qui n'est point du tout l'ouvrage qu'on lui a attribué.
Vous sentez bien, messieurs, que ses succès lui ont attiré pour ennemis quelques écrivains, mais vous savez aussi que le public ne croit pas les auteurs dans leur propre cause. Je vois bien du fiel & de la grossièreté dans la lettre de Rousseau contre lui; mais je n'y vois aucune ombre de vérité. On y remarque un poète jaloux, qui mêle des reproches personnels aux plus petites minuties de la poésie. Il reproche à l'auteur charmant d'Alzire, d'avoir fait rimer amour avec amour. Cette faute se glissa dans quelques exemplaires de l'édition de Paris que j'ai conduite; il y avait:
Le libraire avait mis mon respect, mon amour, au lieu de retour. Je le grondai bien, & je priai le sr Ledet de corriger cette faute. C'est à la page 57 de l'édition de Paris, acte IV.
Vous pouvez juger, messieurs, par la mauvaise foi avec laquelle le sr Rousseau relève cet endroit, de l'esprit qui le fait agir. Je puis vous assurer que tout ce qu'il avance sur les mœurs de mr de Voltaire n'est pas moins calomnieux. Si vous voulez vous donner la peine de relire le factum admirable de mr Saurin contre Rousseau, vous y verrez qu'on reprochait à Rousseau les mêmes choses qu'il retorque aujourd'hui si injustement contre mr de Voltaire. Mais, messieurs, les mœurs de l'un & de l'autre sont connues; il ne serait pas juste que celui qui est flétri par des arrêts eût le droit d'en fléchir un autre. Au reste, messieurs, j'attends de votre justice que vous imprimiez cette lettre, qui ne contient rien que de vrai.
J'ai l'honneur d'être, messieurs, votre très humble, et très obéissant serviteur,
de Molin