1746-06-26, de Vincenz Bernhard Tscharner à Johann Rudolf Sinner.

Pourriez Vous me dire pourquoi j'ai tardé si longtems à Vous écrire? je n'en sçais rien.
La tragédie en a été un peu la cause; mais depuis il y a plus de huit jours? me voilà pris, et pris tout court.

Notre tragédie est donc renversée; je n'en suis pas fâché, j'avois un plaisant rôle et en cela seul à mon goût qu'il ne m'auroit point forcé de briller. Je devois faire l'important et l'étourdi, trahir mon Père, concourir avec un Frère et aimer Monime et mille autres folies de cet ordre. Mlle im Hoof emporte la fièvre de cet affaire, et il paroit qu'elle a encor fort sur sa Conscience, le mauvais succès d'un projet formé à la hâte, et rompû avec précipitation.

La moitié de nottre beau monde déserte, et l'autre moitié s'enuye.

Chacun se plaint, chacun regrette,
La froide et charmante saison
Où les Officiers à foison,
Faisoient vivre les Violons
Et nourrissoient mainte Grisette
En pajant Contribution.
Mais l'Eté come un trouble fête
Les met tous en désertion.

Excusez ces méchants vers. Vous m'avez apris dimanche passé à en faire. J'aurois mieux fait de dire simplement que l'on s'ennuje.

Je n'ose plus vous rien dire contre Voltaire quelque envie que j'en aie; l'honeur d'être Votre héros fait une bone partie de son panégyrique. On l'accuse de connoitre un peu trop son mérite; il est si éclatant qu'il lui est difficile de se le cacher à soimême, d'affecter un mépris général pour les autres Autheurs; ils sont au dessous de lui. Dans le temple du Goût que bien des gens regardent come le plus foible de ses ouvrages, il agit en tiran du Parnasse. Dans l'essai sur le Poème Epique il rejette le Telemaque du nombre des Poèmes épiques, il à raison, autrement l'Henriade seroit elle le seul Poème français de ce goût? Quel ridicule ne done t il pas à Mr de Fenelon dans le Mondain? Or maintenant Mr du Telemaque…. Toujours ce Livre est il le plus beau, et le plus solide Roman qu'il y ait. Pourquoi attaquer Rousseau sur ces moeurs? il est déclaré juridiquement Calomniateur. Mr de Voltaire que gagne t'il à se déchainer contre lui? il enuje, oui un peu. On ne veut que du Critique, on ne veut rien du Censeur. Pourquoi répondre par des injures personnelles à ceux qui attaquent ses écrits? Voilà ce qu'en général on reproche à Mr de Voltaire. Il est le saint du jour. Je l'admire réellement, et je ne regarde ses défauts que par les yeux d'autrui. J'ai pourtant trouvé dans la Philosophie de Neuton mise à la portée de tout le monde, des contradictions trop souvent riétérées, et trop soutenues pour être des fautes d'impression. J'ai lu son Histoire de Charles XII et je puis assurer que je n'ai jamais lû d'Histoire plus intéressante par les faits et par le stile. Je tiens toujours pour Haller, mon estime et mon admiration pour lui sont si fortes que je ne suis pas le maitre de les partager. Mr Haller a l'avantage de n'avoir fait qu'un Volume de 150 Pages, et Mr de Voltaire d'en avoir fait cinq, que l'on lit tous avec plaisir, mais qui peut-être ne se soutiendront pas tous. L'Henriade, Cesar, Brutus, Merope, et quelques autres pièces justement aplaudies lui assurent l'imortalité, mais pour le mondain, le temple du gout, temple de l'amitié…ce sont des pièces goûtées come toutes les pièces de Voltaire, mais qui perdront la vogue. L'un et l'autre ont été, sont les premiers Poètes Philosophes de leur Pays. Mr de Voltaire a reconu le mérite des Anglois, il a apris d'eux à philosopher en Vers, il leur doit en quelque façon son Cesar, son Brutus, mais la Poésie françoise ne lui a pas permis de les suivre. Mr Haller a d'autant mieux atrapé cette justesse, cette précisité de leurs pensées, que le génie de sa langue le demandoit; la langue alemande veut plus de pathétique que de brillant, et souffre plutôt les pensées solides et laconiques, et même les pensées hardies que les jeux d'esprit. Voilà par exemple un passage qui me tombe sous les yeux en ouvrant le livre

Die Forcht der Seele Frost, der Flamen-Strom der Zorn
Die Raachsucht ohne Macht, des Kumers tiefer Dorn,
Die wache Eÿfersucht bemüht nach eigenem Leÿde
Erhizte Ungedult, der theure Prÿss der Freüde,
Der Liebe Folter Bedt, der öden Stunden Last,
Die herschen nicht so stark im Staub als im Pallast.
Vom Ursprung des Übels, p.112.

Je défierai Voltaire de faire en si peu de mots, une description et une peinture aussi vive et aussi juste et aussi poétique de nos passions. C'est le deffaut de sa langue. Je dis ceci pour dire que la Poésie allemande a aussi son mérite, et que je crois Haller aussi grand Poète que Voltaire et plus grand Philosophe.

Que la Volupté me plait dans vos vers, encor un coup et je suis débauché. Qu'elle traduction de Tasse avez Vous lû? Mon Frère Vous fait bien des Compliments. Croyez que je suis come je l'ai toujours été, et comme je le serai toute ma vie

Mon cher Ami,

Vôtre Ami et serviteur très sincère

B. Tscharner