1736-10-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François Lériget de La Faye.

On vous attend à Cirey, mon cher ami; venez voir la maison dont j'ai été l'architecte. J'imite Apollon, je garde des troupeaux, je bâtis, je fais des vers, mais je ne suis pas chassé du ciel: vous verrez sur la porte:

Ingens incepta est, fit parvula casa; sed ævum
degitur hic felix et vene, magna sat est.

Vous serez bien plus content de la maîtresse de la maison que de mon architecture. Une dame qui entend Newton et qui aime les vers et le vin de Champagne comme vous, mérite de recevoir des visites des sages de toute espèce. Vous aurez peut-être vu à Strasbourg un assez gros libelle qui voudrait être diffamatoire, mais qui n'est pas à craindre, attendu qu'il est de Rousseau. Il dit gravement dans ce beau libelle, que la source de sa haine contre moi vient de ce qu'il y a dix ans, en passant à Bruxelles, je scandalisai le monde à la messe, et que je lui récitai des vers satiriques; et ce qui est de plus incroyable, c'est qu'il ose citer sur cela m. le duc d'Aremberg et m. le comte de Lannoy. En vérité, être accusé d'indévotion, et s'entendre reprocher la satire par Rousseau, c'est être accusé de vol par Cartouche et de sodomie par Duchaufour. Je vous envoie la Crépinade qui ne le corrigera pas, parce qu'il n'a pas été corrigé par monsieur votre père. Adieu, je vous attends; il y a encore ici

Certain vin frais, dont la mousse pressée,
De la bouteille avec force élancée,
Avec éclat fait voler le bouchon;
Il part, on rit, il frappe le plafond.
De ce nectar l'écume pétillante,
De nos Français est l'image brillante.