Le 23 7bre 1724
J'ai vu, messieurs, avec chagrin les critiques s’élever contre le poème de la Ligue; c'est le sort des ouvrages éminents; les Corneilles, les Despréaux, les Fénelons l'ont éprouvé; et puisque la critique, cette sœur de l'envie, cette ennemiejalouse de tout ce quel'esprit peut concevoir de plus exquis, n’épargne point Homere même, il n'est personne qui doive s'assurer d’être hors de la portée de ses traits.
On ne rend presque jamais justice au mérite des grands hommes pendant leur vie, et il n'y a que la mort qui puisse leur ouvrir un chemin à l'immortalité, différents en ce point du reste des mortels, dont la mémoire s'ensevelit avec eux quelque éclatante qu'ait été leur fortune.
J'ai lu dans votre mercure de juillet l'extrait d'une lettre qui vous est adressée de je ne sais où, par je ne sais qui, et qui contient presque je ne sais quoi. On n'a jamais fait des raisonnements plus vains et moins pensés. Comme mon caractère ne me porte pas naturellement à la critique, je me contenterai de remarquer un ou deux endroits de la lettre en question. Voici ses termes: le retour d'Ulisse en Itaque est un simple effet de sa prudence. L’établissement de l'empire d'Enée est un ouvrage de sa piété, son courage même y est soumis, &c. C'est cette simplicité que l'auteur des réflexions n'a pas trouvé dans le poème de la Ligue. L’événement principal est Henri IV tranquille possesseur de l'empire français. Est ce à sa valeur, est ce à sa conversion qu'il doit cet avantage? C'est à tous les deux, dira-t-on. C'est ici le cas où la duplicité des moyens fait la duplicité d'action. Voilà les termes de l'anonyme, et moi parodiant le lambeau de sa lettre, je dirai du héros de Virgile, est ce à sa piété, est ce à sa valeur, est ce à la protection de Venus qu'il doit cet avantage? C'est à tous les trois, dira-t-on, c'est ici le cas où la triplicité des moyens fait la triplicité d'action.
Que l'anonyme apprenne aujourd'hui que l'action avec toute l'exacte simplicité qu'elle désire, veut encore être accompagnée de cette variété d'agréments, qui n’étant point un obstacle à l'uniformité du poème, travaille à faire briller son ordonnance, et l'industrie de son auteur.
J'entrevois, ce me semble, de quelle façon l'anonyme eût agi en la place de m. de Voltaire; il eût fait un lâche d'Henri le grand pour donner tout à sa conversion, et par ce moyen nouveau il eût fait régner une unité très unie dans tout son poème. En vérité, ce projet là ne laisse pas d'avoir son mérite, et l'amour déréglé des règles eût produit un brillant effet.
Que l'anonyme apprenne encore qu'on peut conserver l'unité d'action quand les voyages, les batailles, &c. valeur, conversion, &c. en un mot, tout ce qui se passe dans une pièce ne tend qu'au même but.
L'anonyme toujours fécond en remarques judicieuses prétend que le poème de la Ligue n'est qu'une histoire. Sur quel fondement le prétend il? il laisse à ses lecteurs à le deviner. Mais d'où vient accordera-t-il plutôt le nom de poème épique à l'Eneide qu’à l'Henriade (puisque c'est selon lui, le terme nouveau)? Sera ce à cause de l'anachronisme considérable dont tout le monde convient, ou parce que plusieurs bons auteurs traitent de fable le prétendu voyage des Troyens en Italie?
Virgile s'est trouvé dans un cas bien plus favorable que m. de Voltaire. Il traitait une histoire, dont les deux tiers s’étaient certainement passés loin de son pays il y avait plusieurs siècles; la plûpart des Romains ne le savaient qu'en gros, ils en ignoraient toutes les particularités, peut-être même n'y croyaient ils que très peu. Voilà ce qui laissait le champ libre à Virgile.
M. de Voltaire est dans une situation bien différente. Il traite une action voisine de son temps qui s'est passée dans le royaume, et dont presque personne n'ignore le moindre trait; le héros de la paix était l'aïeul du feu roi, sous lequel l'auteur a vécu. Que de soins ne lui a-t-il pas fallu se donner pour ménager le vrai? que de précautions ne lui a-t-il pas fallu prendre pour tenir en bride la fécondité de son imagination, et pour ne donner à la fiction que ce qu'elle demandait pour composer un parfait poème épique? C'est en quoi m. de Voltaire a réussi. Fiction mesurée, imagination réglée, juste proportion des parties, unité d'action, richesse d'expressions, justesse de pensées, finesses de la langue, toutes ces beautés se trouvent réunies dans le poème de m. de Voltaire.
Si, à l'exemple de Virgile, quand l'auteur conduit Henri le grand en Angleterre, pour orner son ouvrage il faisait naître à tout moment des événements merveilleux, laissant son héros en proie aux fureurs de Neptune, plaçant sur son passage la compagnie des monstrueuses amazones que Celeno commandait, aportant ailleurs des cyclopes, des anthropophages, des carybdes, des scyllas, reculant l'Angleterre à son gré, si m. de Voltaire, dis je, avait mis en tête à la reine Elisabeth de célébrer des jeux pour retenir Henri le grand, ou plutôt pour prolonger le poème, s'il avait donné à son héros une déesse pour guide et pour conseil, si m. de Voltaire avait employé de semblables miracles, tout cela eût il été du goût du père le Bossu et de ses partisans? Les eût on entendu crier en chœur, bellé, bené, recté. Oh! point du tout, m. de Voltaire est un auteur moderne, bien plus il vit encore; c'est un imposteur, auraient dit nos critiques, qui veut il donc endormir, qui prétend il bercer de ses contes de vieilles? Eh! que n'auraient ils pas dit? puisqu'ils ne peuvent souffrir le voyage d'Henri le grand en Angleterre, quoiqu'il soit imaginé très à propos, et qu'il fasse un effet merveilleux dans ce poème (je les réunis aux remarques qui sont à la fin de cet ouvrage).
Enfin malgré leurs critiques, et sur tout celle de l'anonyme, le poème de la Ligue sera toujours estimé comme un excellent poème épique. Autres temps, autres mœurs, il ne s'agit point aujourd'hui de dieux pénates, ni de divinités pour et contre.
Le bouclier miraculeux, et le conte de Cacus n'auraient pas beaucoup de grâce dans un poème épique français. Mais je ne fais réflexion que j'ai dit cidevant que je ne suis pas naturellement enclin à la critique; je me suis plus étendu que je ne l'espérais, ainsi je ne pousse pas plus loin la réfutation de la critique de l'anonyme, et la justification de m. de Voltaire. Je suis naturellement impatient et les longs ouvrages m'effraient.
Voilà, messieurs, ce que j'ai cru devoir répondre à l'anonyme. Il dépend de vous d'insérer ces réflexions dans votre mercure; mais je ne saurais m'empêcher d'avouer que je n'ai jamais rien lu qui m'ait autant charmé que le poème épique de la Ligue. Je suis, &c.