1724-05-23, de Jean Baptiste Rousseau à Eugène, prince de Savoie-Carignan.

…La longueur de cette lettre ne me permet pas de satisfaire bien au long à l'ordre que v. a. s. me donne de lui mander mon sentiment sur le poème de Voltaire.
Je ne l'ai lu qu’à la hâte depuis qu'il est imprimé. Je l'ai trouvé tel qu’à la lecture que l'auteur m'en a faite ici. Il y a dans cet ouvrage peu de choses à retrancher, beaucoup à ajouter, & infiniment à corriger. Je crois que le sr de Voltaire en aurait pu faire un bon poème, s'il avait suivi les avis que je lui donnai alors: mais je lui avais taillé de la besogne pour quelques années; & il me parut, qu'en me le lisant il cherchait des louanges, & non pas des conseils: aussi n'en a-t-il pas fait grand cas: mais j'ai eu le plaisir de retrouver une partie de ces mêmes conseils dans une critique imprimée qu'on m'a envoyée de Paris, il y a quelque temps, & que v. a. s. trouvera dans ce paquet. Elle n'est pas fort étendue, & c'est proprement une ébauche de critique, comme l'ouvrage de Voltaire est une ébauche de poème, dont le principal défaut est de ne point engager le lecteur, & de le laisser dans une froide tranquillité qui lui fait presque perdre le courage de poursuivre sa lecture dans les endroits qui pourraient le réveiller, étant si voisins de ceux qui assoupissent, qu'ils ne font presque aucun effet. La raison est que le merveilleux, qui est l’âme du poème épique, leur manque: & qu'il semble que l'auteur l'a évité exprès, pour ne pas tomber dans le défaut de l'Arioste, qui en abuse souvent; mais qui par là même n'ennuie jamais, même dans les endroits, où il est le plus répréhensible. … Je joins aussi à cette lettre, l'ode que j'ai faite pour le roi de Pologne, & que j'ai gardée plusieurs mois suivant le précepte d'Horace, afin de la mettre le plus qu'il me serait possible en état de paraître devant v. a. s. & devant le roi, à qui je l'ai envoyée depuis quelques jours par m. de T … qui a passé par ici. … Je ne sais encore ce que je dois penser moi même de cet ouvrage, & je ne le saurai qu'après que v. a. s. aura eu la bonté de m'en dire son sentiment.