1733-03-08, de L. à abbé S..

Etes vous, monsieur, du sentiment de m. Rousseau, sur la Zaïre de m. de Voltaire? Il me semble que sa critique est un peu chargée.
Il prétend, que tout le sentiment qui règne dans cette Pièce tend seulement à faire voir que tous les efforts de la grâce n'ont aucun pouvoir sur les passions.

Il est pourtant impossible de n'y point apercevoir une espèce de triomphe que la miséricorde divine remporte sur la faiblesse humaine. Dès le second acte Zaïre ne répond elle pas à son père, qui la presse de se déclarer chrétienne … Oui…Seigneur…je le suis. Au troisième acte, elle le dit avec un peu plus de fermeté. Dans le quatrième et le cinquième, son sacrifice est encore plus avancé; elle va jusqu'au pied de l'autel. Enfin elle implore en expirant le dieu qu'elle voulait connaître. Je me meurs, ô mon Dieu!

A ces traits, m. on reconnaît que la grâce n'a pas été absolument impuissante sur cette âme. Ce n'est point un dogme impie, comme le dit m. Rousseau, qui fait le fondement de la pièce; c'est un dogme, qui ne montre à la vérité, que le premier trait de la puissance divine, et les premières étincelles de la foi. La moralité qui résulte de cette tragédie, tend à prouver que l'on ne peut être trop en garde contre l'emportement des passions, si l'on ne veut s'exposer aux chutes et aux excès les plus honteux. En effet dans quels précipices la passion de Zaïre ne la conduit elle point? Son amant est son dieu, il fait sa religion avant qu'une lueur de foi brille pour elle. Eh! qui peut ne pas mettre à profit pour soi même un si funeste exemple?

Selon la critique, Zaïre perd deux occasions qui se présentent de déclarer au soudan qu'elle est chrétienne, en s'enfuyant sans aucune raison; mais est il bien vrai qu'elle fuit, comme il le dit? S'il veut parler des deux moments où elle paraît devant Orosmane, et où elle le prie de la laisser à elle même dévorer ses amertumes, on ne saurait dire qu'alors elle fuit; elle se retire pour ne pas révéler un secret dont dépend la liberté, peut être la vie de son frère et des autres chrétiens. On ne peut pas dire non plus qu'elle fuit sans raison, quand elle entreprend de sortir du sérail, puisque c'est pour aller au rendez-vous que son frère lui a marqué, et où elle ne va que dans la résolution d'obéir.

Vous allez croire, m. en me voyant repousser ces traits de la critique, que je suis aveugle adorateur de Zaïre, et que peut être je place cette pièce au même rang que Polieucte et Athalie; non, en vérité, je ne pense point ainsi; mais enfin il y a des places honorables à côté ou même au dessous des Césars; et si j'écrivais ce que je pense de cette pièce, en l'attaquant par les mêmes endroits que m. Rousseau a choisis, je hazarderais de dire qu'elle n'est que le revers de Polieucte.

Corneille nous a donné de la religion une image majestueuse, pleine de force et de dignité, qui ne peut que toucher et saisir ceux qui s'arrêtent à la contempler, et afin que la grâce agît dans toute l'étendue de sa puissance, Polieucte reçoit le baptême dès le commencement de la pièce; m. de Voltaire, au contraire, n'a fait que l'ébauche d'une grâce, qui n'est qu'à son aurore, ébauche, par cet endroit même, infiniment inférieure à la noblesse du premier tableau, et afin qu'il eût un prétexte de soutenir jusqu'à la fin cette faible imagination, il ne fait point recevoir à Zaïre l'eau salutaire qui fortifie le chrétien. Si Polieucte est irrésolu, s'il balance, s'il diffère, cet état ne dure qu'un instant; cet instant passé, quelle foi vive! quelle admirable fermeté! mais comme il ne peut être accusé d'impiété pour avoir chancelé quelques moments; de même Zaïre (qui vraisemblablement a été imaginée sur les deux premières scènes de Polieucte) ne doit point être regardée comme impie, quoique son irrésolution et son combat durent plus longtemps.

Mais il faut convenir avec m. Rousseau, que m. de Voltaire, maître comme il l'était de sa fable, a manqué dans le choix qu'il en a fait et dans celui des situations auxquelles il s'est restraint; pour avoir trop écouté son imagination, il n'a pu voir qu'il donnait à sa pièce un fondement trop faible du côté de la religion, qui doit toujours triompher pleinement quand elle agit. Que n'a t'il écarté la première illusion dont il a été frappé? Lusignan et Nerestan font preuve qu'il pouvait donner de la foi, un système plus fort et plus juste qu'il n'a fait.

Ce serait sur ce plan, m. que j'examinerais le fonds de la fable de Zaïre, et passant aux défauts que j'ai remarqués dans l'exécution, j'observerais que l'art y laisse peu ou point de place au vrai, je parle de celui que l'on veut trouver dans les romans et de l'art même, le poète en a employé les détours et la finesse, plutôt que la justesse et la précision. L'action de son poème, s'il y en a une, est peu digne de la majesté de la tragédie. Le caractère d'Orosmane est hors du vrai; car en supposan même que la nature puisse former un soudan aussi peu attaché que l'est Orosmane aux mœurs, aux usages de sa patrie, aussi convaincu de la fidélité de son amante, qu'il veuille bien lui épargner la contrainte de surveillants; pourquoi ce beau portrait se termine t'il en un monstre? pourquoi ce cœur si noble est il si promptement défiguré? En vain m. de Voltaire a tâché d'insinuer que son héros porte tout à l'excès, que son cœur est né violent et qu'il est blessé; il ne pourra justifier ni dans la nature ni dans la vraisemblance, la contrariété de ce caractère. La catastrophe sous un air de ressemblance avec celle de l'opéra d'Athys, est plus dure que celle ci; Athys tue Sangaride, sans volonté de commettre ce meurtre; il agit aveuglé par la jalouse Cybele, qui déguise à ses yeux l'objet qu'il immole. Orosmane poignarde, assassine l'amante qu'il adorait un instant auparavant, poussé à faire ce meurtre par une folle jalousie qui n'a que des prétextes chimériques et mal appuyés; il se tue ensuite de sens froid et sans savoir pourquoi.

Mon dessein n'est pas de m'engager dans une plus longue décision; il me suffit de vous avoir prouvé que j'ai vu Zaïre sans me laisser éblouir, et qu'en même temps j'ai raison de remarquer que quelques unes des observations de m. Rousseau ne sont pas tout à fait exactes. Au reste, tout ce qui sort de sa plume est bien digne d'être lu; je vous suis très obligé de m'avoir envoyé sa lettre, si elle n'est pas en tout exactement judicieuse, c'est que, selon toutes les apparences, il n'avait fait qu'une lecture rapide de Zaïre quand il en a porté son jugement. Je suis, monsieur, &c.