1732-12-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste Nicolas Formont.

Je vous adressai avant hier, mon cher ami et mon candide judex la lettre à Falkener, telle que je l'avais corrigée et montrée à m. Rouillé.
J'ai depuis ce temps reçu deux lettres de m. de Cideville à ce sujet. Je suis enchanté de la délicatesse de son amitié, mais je ne peux partager ses scrupules. Plus je relis cette épître dédicatoire, plus j'y trouve des vérités utiles adoucies par un badinage innocent. Je dis, et je le redirai toujours jusqu'à ce qu'on en profite, que les lettres sont trop peu accueillies aujourd'hui. Je dis qu'à la cour on fait quelquefois des critiques absurdes.

Tous les jours à la cour un sot de qualité
Peut juger de travers avec impunité.

Qui ne fait que des critiques générales n'offense personne. La Bruyère a dit cent fois pis et n'en a plu que davantage.

Les louanges que je donne avec toute l'Europe à Louis XIV ne deviendront un jour la satire de Louis XV que si Louis XV ne l'imite pas. Mais en quel endroit insinuai je que Louis XV ne marchera pas sur ces traces? Les vers sur Polieucte renferment une vérité incontestable, et la manière dont ils sont amenés n'a rien d'indécent. Car ne dis je pas que la corruption du cœur humain est telle que la belle âme de Polieucte aurait faiblement attendri sans l'amour de sa femme pour Sévère &ca? Ce qui regarde la pauvre Le Couvreur est un fait connu de toute la terre et dont j'aime à faire sentir la honte. Mais en parlant d'amour et de Melpomène, j'écarte toutes les idées de religion qui pourraient s'y mêler, et je dis poétiquement ce que je n'ose pas dire sérieusement.

M. Rouillé en voyant cette épître a dit que l'endroit de melle Le Couvreur était le seul qu'un approbateur ne puisse passer, et c'est lui même qui a donné le conseil de faire paraître deux éditions, la première sans l'épître et avec le privilège, la seconde avec l'épître et sans privilège. C'est à quoi je me suis déterminé. J'ai écrit à Jore en conséquence. Je lui ai recommandé d'imprimer l'épître à part avec un nouveau titre et de me l'envoyer à Versailles, tandis que l'édition entière de la tragédie viendra à la chambre syndicale avec toutes les formalités ridicules dont la librairie est enchevêtrée. Au reste il n'y a rien dans cette épître qui me fasse peine. Que diriez vous donc de mes pièces fugitives qu'on veut imprimer et de celles qui ont déjà paru? Ne sont elles pas pleines de traits plus hardis cent fois et de réflexions plus hasardées? On me reprochera, dit on, de mettre une lettre badine, à la tête d'une tragédie chrétienne. Ma pièce n'est pas, dieu merci, plus chrétienne que turque. J'ai prétendu faire une tragédie tendre et intéressante et non pas un sermon. Et dans quelque genre que Zaïre soit écrite, je ne vois pas qu'il soit défendu de faire imprimer une épître familière avec une tragédie. Le public est las de préfaces sérieuses et d'examens critiques. Il aimera mieux que je badine avec mon ami en disant plus d'une vérité que de me voir défendre Zaïre méthodiquement et peut-être inutilement. En un mot une préface m'aurait ennuye et la lettre à Falkener m'a beaucoup diverti. Je souhaite qu'ainsi soit de vous. Adieu. On m'a dit que vous viendrez bientôt. Vous ne trouverez personne à Paris qui vous aime plus tendrement que moi et qui vous estime davantage. Je suis pénétré de vos bontés.

V.