Bruxelles le 13 jr 1733
La Pièce que vous m'avés Envoiëe, Monsieur, Est enfin arrivée.
On me l'apporta hier au soir, et Je l'ai lû ce matin. Ceux qui m'avoient mandé, il y a quatre mois, que la fine morale de cet ouvrage étoit de prouver que les Sarrazins, êtoient plus honnêtes gens que les chrétiens, m'en avoient donnée une fausse idée. Il me paroît point que l'autheur ait eû ce dessein en vuë. Le sentiment qui y Règne d'un boût à l'autre, tend seulement à faire voir que tous les efforts de la grâce, n'ont aucun pouvoir sur nos passions. Ce dogme Impie, et aussi injurieux au bon sens qu’à la Religion, fait l'unique fondement de sa fable, et au lieu que le but de Corneille a êté de faire voir dans Polieucte le triomphe de la grâce, il semble que celui de Voltaire, ait êté d'en peindre la déffaitte. Il paroît même s'applaudir de cette Idée, dans sa préface en forme d'Epitre où il ose avancer, que sans l'amour de Pauline, la Tragédie de Polieucte, n'auroit pû se soutenir. Mais, il ne songe pas, que c'est cet amour même Vaincu par la grâce, qui fait toutte la beauté du Caractère de Pauline. Au ieu que l'amour de Zaïre, toujours victorieux de cette même grâce, n'offre, l'Impiété àpart, Rien que de Trivial et de Rebattu. Il n'a pas pris garde non plus, qu'Encore, que les sçènes de Pauline soient admirablement bien maniées, il n'y a pas de Comparaison, entre l'Effet qu'elles font sur le Théâtre, et celui qui opère au cinquième Acte, la fermeté inébranlable de Polieucte, et la Vertu miraculeuse de son sang dans la conversion de Felix et de sa fille. C'est avoir bien mauvaise Opinion de son auditoire, que de penser, que l'Image d'une Courtisanne éffrontée dans une pièce chrétienne, où il n'est parlé que d'un Dieu crucifié et des mistères inéfables de la foy, doive paroître plus touchante que les effets miraculeux de la puissance et de la Miséricorde Divine. Athalie et Esther, ont bien prouvé le Contraire; et quelque corrompu que soit le siècle où nous vivons, Je suis certain que la pièce auroit fait beaucoup plus de plaisir à tout le monde, si Zaïre, eût profité des deux Occasions de déclarer au soudan qu'elle est chrétienne, et qu'elle perd, en s'enfuïant sans Raison, et si cette déclaration, à laqu'elle on s'attend, avoit Excité dans le soudan, les émotions, les Combats, les Lumières et Enfin l'attendrissement qu'on pouroit attendre d'un coeur généreux, tel qu'il est Représenté. On ne seroit point chagrin de voir un caractère si noble, indignement démenti, et ce mélange odieux de piété et de Libertinage, dont la pièce est soüillée, ne Révolteroit pas l'Esprit et le Coeur des honnêtes gens; comme il est Impossible, qu'il ne fasse à la Lecture de cette monstrueuse tragédie; qui au lieu de l'air de Roman, que l'amour a voulu lui donner; auroit pris, dans le sistême de la grâce, un air de vérité capable de toucher les libertins mesmes; qui souvent, ne sont point les moins sensibles aux grandes Images de la Religion, quand elles sont bien traittées, comme il paroît assés par le plaisir universel, que donnent les Représentations de Polieucte et d'Athalie, quoi que tout le monde sçache ces pièces par coeur.
Voilà, Monsieur, ce que J'ai pensé à la lecture de cette pièce. Car, pour ce qui Regarde l'oeconomie Théâtrale de l'ouvrage, Je m'en tiens à la discution que vous En avés faite, qui ne sçauroit être plus Juste, n'y plus sensée; et qui Jointe à la lettre Imprimée, dont vous avés accompagné votre présent, suffit pour m'Epargner le soin d'une critique plus détaillée.
Quand à ce que vous me mandés des Récriminations de Voltaire, J'ai prévû, que la complaisance que vous avés eû de laisser prendre copie de ce que je vous ay êcrit de ce pettit autheur, m'attireroit de sa part, quelque chose de semblable: mais, Je ne m'en suis pas inquiété: c'est un homme sans Conséquence, et il peut bâtir tous les Temples, qu'il voudra, sans craindre que Je prenne le marteau pour travailler à leur démolition.
Je n'Estime pas plus son architecture que sa Poësie. Je ne suis pourtant pas fâché, quoi que Je n'aye nulle envie de me mesurer avec un tel adversaire, que le Public soit informé des Raisons pour les quelles, il lui a plû de m'attaquer; et c'est à quoi peut servir l'Extrait que vous avés laissé prendre de ce que Je vous ay écrit sur son sujet.