1763-02-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Henri de Fuzée de Voisenon.

Mon très cher et aimable confrère en même temps que c'est à ce que vous avez déjà fait connaître de vos talents que&a.
Voilà une belle phrase! Il me paraît que mon cher évêque a un tout autre style. Je ne sais pas si votre teint était couleur jaune ce jour là, mais le coloris de votre discours était fort brillant.

En vous remerciant de la félicité et de la fleurette dont vous m'honorez, voulez vous que je vous parle net? Ni Crebillon ni moi ne méritons tant de bontés. Entre nous, je ne connais point une bonne pièce depuis Racine et aucune avant lui, où il n'y ait d'horribles défauts. Si vous avez jamais pu vous résoudre à lire tout Corneille, ce qui est une très rude pénitence, vous verriez que c'est lui qui a toujours cherché à être tendre; il n'y a pas une de ses pièces, j'en excepte Chimene et Pauline, où il n'ay ait un amour postiche et ridicule très ridiculement exprimé.

C'est Racine qui est véritablement grand, et d'autant plus grand qu'il ne paraît jamais chercher à l'être. C'est l'auteur d'Athalie qui est l'homme parfait. Je vous confie qu'en commentant Corneille, je deviens idolâtre de Racine. Je ne peux plus souffrir le boursouflé et une grandeur hors de nature.

Vous savez bien, fripon que vous êtes, que les tragédies de Crebillon ne valent rien et je vous avoue en conscience que les miennes ne valent pas mieux. Je les brûlerais toutes si je pouvais, et cependant j'ai encore la sottise d'en faire comme le président Lubert jouait du violon à 70 ans quoiqu'il en jouât fort mal et qu'il fût cependant le meilleur violon du parlement.

Savez vous la musique? Tenez, voilà ce qu'on m'envoie, je vous le confie, mais ne me trahissez pas.

Vous embrassez made Denis. Eh bien elle vous embrasse aussi, mais elle est bien malade. Je lui lirai votre discours dès qu'elle se portera mieux. J'ai envie de vous faire une niche, de copier tout ce que vous me dites de la duchesse de Grammont et de lui envoyer; je n'ai l'honneur de la connaître que par ses lettres où il n'y a jamais rien de trop, ni de trop peu et dont chaque mot marque une âme noble et bienfaisante. Je lui ai beaucoup d'obligation, elle a été la première et la plus généreuse protectrice de melle Corneille. Il s'est trouvé heureusement que melle Corneille en était digne. C'est la naïveté, l'enfance, la vérité, la vertu même. Je rends grâce à Fontenelle de n'avoir pas voulu connaître cette enfant là.

Mon cher confrère, je ne souhaite plus qu'une chose, c'est que vous soyez bien malade, que vous ayez besoin de Tronchin, et que vous veniez nous voir. Je vous embrasse de tout mon cœur et en vérité je vous aime de même. Je vise à être un peu aveugle. Dieu me punit d'avoir été quelquefois malin, mais vous me donnerez l'absolution.