1743-04-04, de Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues à Voltaire [François Marie Arouet].

Il y a longtems, Monsieur, que j'ay une dispute ridicule et que je ne veux finir que par votre autorité, c'est sur une matière qui vous est connuë.
Je n'ay pas besoin de vous prévenir par beaucoup de paroles. Je veux vous parler de deux hommes que vous honorés, deux hommes qui ont partagé leur siècle, deux hommes que le monde admire, en un mot Corneille et Racine. Il suffit de les nommer. Après cela oserai-je vous dire les idées que j'en ay formé? en voicy du moins quelqu'unes.

Les héros de Corneille disent de grandes choses sans les inspirer. Ceux de Racine les inspirent sans les dire. Les uns parlent, et longuement, afin de se faire connaître. Les autres se font connaître parcequ'ils parlent. Surtout Corneille paroît ignorer que les hommes se caractérisent souvent d'avantage par les choses qu'ils ne disent pas, que par celles qu'ils disent.

Lorsque Racine veut peindre Acomat, il luy fait dire ces vers.

Quoy! tu crois cher Osmin, que ma gloire passée,
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée?
Crois-tu qu'ils me verront encor avec plaisir
Et qu'ils reconnoitront la voix de leur visir?

L'on voit dans les deux premiers vers un général disgracié qui s'attendrit par le souvenir de sa gloire et sur l'attachement des troupes, dans les deux derniers un rebelle qui médite quelque dessein. Voilà comme il échape aux hommes de se caractériser sans aucune intention marquée. On en trouveroit un million d'exemples dans Racine plus sensibles que celui cy. C'est là sa manière de peindre. Il est vray qu'il la quitte un peu, lorsqu'il met dans la bouche du même Acomat.

 . . . . . . et s'il faut que je meure
Mourons, moy, cher Osmin, comme un visir, et toy
Comme le favori d'un homme tel que moy.

Ces paroles ne sont pas peut-être d'un grand homme, mais je les cite parcequ'elles semblent imitées du style de Corneille; et c'est là ce que j'apelle en quelque sorte parler pour se faire connoître et dire de grandes choses sans les inspirer.

Je sçay qu'on a dit de Corneille qu'il s'étoit attaché à peindre les hommes tels qu'ils devroient être. Il est donc seur au moins qu'il ne les a pas peints tels qu'ils étoient. Je m'en tiens à cet aveu là. Corneille a crû donner sans doute à ses héros un caractère supérieur à celuy de la nature. Les peintres n'ont pas eû la même présomption. Quand ils ont voulu peindre les esprits célestes, ils ont pris les traits de l'enfance. C'étoit néanmoins un beau champ pour leur imagination, mais c'est qu'ils étoient persuadés que l'imagination des hommes, d'ailleurs si féconde en chimères, ne pouvoit donner de la vie à ses propres inventions. Si le grand Corneille, Monsieur, avoit fait encore attention à ce que tous les panégiriques étoient froids, il en auroit trouvé la cause en ce que les orateurs vouloient acommoder les hommes à leurs idées au lieu de former leurs idées sur les hommes.

Mr Corneille n'avoit point de goût, parceque le bon goût n'étant qu'un sentiment vif et fidèle de la belle nature, ceux qui n'ont pas un esprit naturel, ne peuvent l'avoir que mauvais. Aussi l'a-t-il fait paroître non seulement dans ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modèles, ayant préféré les latins et l'enflure des Espagnols aux divins génies de la Grece.

Racine n'est pas sans deffauts, quel homme en fut jamais exempt? mais, quel donna jamais au théâtre plus de pompe et de dignité, qui éleva plus haut la parole et y versa plus de douceur? Quelle facilité, quelle abondance, quelle poësie, quelles images! Quel sublime dans Athalie, quel art dans tout ce qu'il a fait, quels caractères! Et n'esce pas encore une chose admirable qu'il ait sçu mêler aux passions et à toutte la véhémence et la naïveté du sentiment, tout l'or de l'imagination? En un mot il me semble aussi supérieur à Corneille par la poësie et le génie, que par l'esprit, le goût et la délicatesse. Mais l'Esprit principalement a manqué à Mr Corneille, et lorsque je compare ses préceptes et ses longs raisonements, aux froides et pesantes moralités de Mr Rousseau dans ses épitres, je ne trouve ny plus de pénétration, ny plus d'étenduë d'esprit à l'un qu'à l'autre.

Cependant les ouvrages de Mr Corneille sont en possession d'une admiration bien constante, et cela ne me surprend pas. Y a-t'il rien qui se soutienne d'avantage que la passion des Romans? Il y en a qu'on ne relit guère, j'en conviens; mais on court tous les ouvrages qui paroissent dans le même genre, et l'on ne s'en rebute point. L'inconstance du public n'est qu'à l'égard des auteurs, mais son goût est constamment faux. Or la cause de cette contrariété apparente c'est que les habiles ramènent le jugement du public, mais ils ne peuvent pas de même corriger son goût, parceque l'âme a ses inclinations indépendantes de ses opinions; ce qu'elle ne sent pas d'abord, elle ne le sent point par degrés, comme elle fait en jugeant et voilà ce qui fait que l'on voit des ouvrages que le public critique après les maîtres qui ne luy en plaisent pas moins, parceque le public ne les critique que par réflexion et les goûte par sentiment.

D'Expliquer pourquoy les Romans meurent dans un si prompt oubly et Corneille soutient sa gloire, c'est là l'avantage du théâtre. On y fait revivre les morts, et comme on se dégoûte bien plus vîte de la lecture d'une action que de sa représentation, on voit jouër dix fois sans peine une tragédie très médiocre, qu'on ne pouroit jamais relire. Enfin les gens du métier soutiennent les ouvrages de Corneille, et c'est la plus forte objection. Mais peut-être y en a-t'il plusieurs qui se laissent emporter aux mêmes choses que le peuple. Il n'est pas sans exemple qu'avec de l'esprit on aime les fictions sans vraisemblance et les choses hors de la nature. D'autres ont assés de modestie pour déférer au moins dans le public à l'autorité du grand nombre et d'un siècle très respectable, mais il y en a aussy que leur génie dispense de ces égards. J'ose dire, Monsieur, que ces derniers ne se doivent qu'à la vérité, c'est à eux d'arrêter le progrès des erreurs. J'ay assés de connoissance, Monsieur, de vos ouvrages, pour connoître vos déférences, vos ménagements pour les noms consacrés par la voix publique. Mais voulés vous, Monsieur, faire comme Despreaux, qui a loué toutte sa vie Voiture et qui est mort sans avoir la force de se rétracter? J'ose croire que le public ne mérite pas ce respect. Je vois que l'on parle partout d'un poëte sans Entousiasme, sans élévation, sans sublime, un homme qui faisoit des odes par article, comme il disoit luy même de Mr De la Motte, et qui n'ayant point de talens que celuy de fondre avec quelque force dans ses poësies des images empreuntées de divers auteurs, découvre partout ce me semble, son peu d'invention. Si j'osois vous dire, Monsieur, à côté de qui le public place un écrivain si médiocre, à qui même il se fait honneur de le préférer quelquefois! mais il ne faut pas que cette injustice vous surprenne, n'y vous chocque. De mille personnes qui lisent, il n'y en a peut-être pas une qui ne préfère en secret l'esprit de Mr De Fontenelles au sublime de Mr De Meaux, et l'imagination des lettres persannes à la perfection des lettres provinciales où l'on est étonné de voir ce que l'art a de plus profond avec toutte la véhémence et toutte la naïveté de la nature. C'est que les choses n'impriment les hommes que selon la proportion qu'elles ont à leur génie. Ainsi le vray, le faux, le sublime, le bas &c. tout glisse sur bien des esprits et ne peut aller jusqu'à Eux, c'est par la même raison qui fait que les choses trop petittes, par raport à notre vuë luy échapent, et que les trop grandes l'offusquent. D'où vient que tant de gens encore préfèrent à la profondeur métodique de Mr Loke, la mémoire féconde et décousuë de Mr Baile, qui n'ayant pas peut-être l'esprit assés vaste pour former le plan d'un ouvrage régulier, entasse dans ses réflexions sur la comette tant d'idées Philosophiques, qui n'ont pas un raport plus nécessaire entr'elles que les fades histoires de Madame de Villedieu. D'où vient cela? toujours du même fonds, c'est que cette demi profondeur de Mr Baile est plus proportionnée aux hommes.

Que si l'on se trompe ainsi sur des choses de jugement, combien à plus forte raison sur des matières de goût, où il faut sentir ce me semble sans aucune gradation, le sentiment dépendant moins des choses que la vitesse avec laquelle l'esprit les pénètre.

Je parlerois encore là dessus longtems, si je pouvois oublier à qui je parle. Pardonnés, Monsieur, à mon âge et au métier que je fais le ridicule de tant de décisions aussi mal exprimées que présomptueuses. J'ay souhaité toutte ma vie avec passion d'avoir l'honneur de vous voir, et je suis charmé d'avoir dans cette lettre une occasion de vous assurer du moins de l'inclination naturelle et de l'admiration naive avec laquelle, Monsieur, je suis du fonds de mon cœur, Votre très humble et très obéissant serviteur,

Vauvenargues

Mon adresse est à Nanci, Capitaine au régiment d'infanterie du roy.