Colmar 14e mars 1754
Je suis bien fâché, Mon très cher Brenle, de ne pouvoir vous assûrer l'arrivée de mr de Voltaire dans vôtre païs.
Quel qu'envie qu'il en ait, il ne peut se satisfaire sans courir de grands risques. Tout Français a des entraves, il ne peut sortir du Roïaume sans permission. Ce sont nos loix, on ne peut les violer qu'en perdant son bien et le droit de cité. Mr de Voltaire aime infiniment Lausanne, il m'a dit confidemment qu'il ÿ avoit plus de vingt ans qu'il avoit conçû le dessein d'ÿ aller finir ses jours. Que n'est il le maitre de remplir ses désirs! Vous me verriez voler avec lui, vers vous. Il vous connait et vous aime sans vous avoir vû. Je lui ai peint vôtre cœur et vôtre esprit, l'un et l'autre est de la trempe qui lui plait. Vous seriez sa consolation et le bonheur de ses jours. Je lui ai montré la belle lettre que vous m'avez écritte, il l'a lüe avec un très grand plaisir, tout lui a parû admirable à la réserve des loüanges que vous lui donnez: Vous avez raison d'Envier le bonheur que j'ai de le voir à toutte heure, vous en étes plus digne que moi, et vous mettriez sûrement mieux à profit ses conversations instructives et amusantes: c'étoit un grand sot que celui qui disoit que Voltaire n'étoit bon qu'à lire, il est encore meilleur à converser: quand il est sûr du cœur et de l'Esprit de quelqu'un, il se développe, et quels trésors ne montre-t'il pas: philosophie, histoire, poésie, anecdottes &. Que ne sçait-il pas! Il a la mémoire la plus fidèle et la plus enrichie de l'Europe. Il conte avec des grâces inimitables. Nous parlions il n'ÿ a qu'un instant du Mareschal de Villars, chez lequel il a passé une bonne partie de sa vie; il me disoit que quand le Roi l'eût nommé pour commander en Italie lors de la Guerre de 1734, les seigneurs de la Cour et le Maréschal de Noailles vinrent le félicitter. Mr de Villars, qui aimoit les vers, dit ceuxci, en faisant allusion aux soldats,
Vous sçavez que ce sont des vers de Bajazet, tragédie de Racine. Le Maréschal de Noailles dit à mr de Villars, je crois que vous sçavez touttes les Comédies. Assez, assez, lui répartit monsieur de Villars, quoique je n'en aïe pas tant joüé que vous: vous sçavez que Noailles étoit dévot, et l'est encore:
Si mr de Voltaire va à Lausanne, il donnera l'Impression de ses œuvres à Vôtre libraire, et il lui fera l'avance qu'il demande. Cette vilaine histoire universelle dont vous me parlez fait le malheur de sa vie, elle est toutte tronquée, défectueuse, infidèle et nullement Conforme à son manuscrit que j'ai vû. Cependant elle a pensé exciter un terrible orage sur sa tête. Les prêtres se sont soulevé et ils ont crié à l'Impiété: il n'ÿ a point de Bouclier qui tienne contre les traits que le zèle de la Religion lance. Il a fallû bien de l'adresse pour les esquiver: tout parait cependant Calme au moment que je vous écris.
Adieu, Mon Cher Brenle, je finis mon barboüillage pour finir vôtre ennui. Venez nous voir, voici la belle saison, faittes ce sacrifice à mr de Voltaire, peut être le raménerez vous, si la permission vient.
Dupont