22 Juin 1764, aux Délices
J'avois déjà pris mes mesures, Monsieur, pour que vous eussiez un Corneille; personne n'en mérite mieux que vous puis que personne n'en juge si bien.
Je ne suis pas étonné que vous préfériez Racine; quiconque a du goût ne fera jamais la moindre comparaison entre ces deux hommes. Des diamans bruts, remplis de taches, n'approchent pas des brillans de la première eau. J'ai été épouvanté quand il m'a fallu commenter Corneille, du nombre prodigieux de fautes contre la langue, contre le goût, contre les bienséances de toute espèce, et qui pis est, contre l'intérêt. Je n'ai pas relevé le quart de ces défauts; le texte auroit été étouffé sous les notes. Les vrais connoisseurs me reprochent de n'en avoir pas dit assez et les fanatiques de Corneille, dont la plus part ne l'ont pas lu me font un crime d'en avoir trop dit. Je crois que personne ne seroit plus capable que vous de supléer aux remarques que j'ai omises. Vous feriez voir que Corneille est presque toujours hors de la nature. Cesar se seroit mis à rire si Cornélie étoit venue lui faire des menaces et le traiter comme un petit garçon. Je ne connois guères que Rodrigue et Chimène qui soient des caractères vrais, et ce qui est étrange, c'est qu'il a fallu les prendre chez les Espagnols; presque tout le Reste est boursouflé, ou Bourgeois, ou raisonneur, et j'avouerai hautement que je fais plus de cas du seul rôle d'Acomat que de tous les héros de Corneille. Je dis la vérité avec hardiesse. Il me paroit honteux et puérile de la cacher.
Je suis enchanté que vous soyez attaché à m. le Cardinal de Bernis; c'est un homme de mérite et fait pour sentir le vôtre; il seroit à souhaiter qu'il se mît à la tête des lettres. C'est bien dommage qu'il soit Cardinal et archevêque. Je ne saurois trop vous dire, Monsieur, combien je vous estime. Ma mauvaise santé m'empêche de vous le dire aussi souvent que je le voudrois.
Voltaire