24 septembre 1764 à Ferney
Vous faites très bien, monsieur, de ne pas répondre directement à la plate critique de votre ouvrage; elle n'en vaut pas la peine; mais elle peut fournir l'occasion de faire d'excellentes dissertations qui seront très utiles au théâtre de France, et dans lesquelles vous suppléerez à tout ce que je n'ai pas dit.
Vous réussirez d'autant plus que, n'ayant jamais fait de tragédies, vous serez moins suspect de partialité. Il ne s'agit pas de renouveler ces comparaisons vagues et inutiles de Racine et de Corneille, mais d'établir des règles certaines et inviolables et de faire voir par des exemples à quel point Corneille a transgressé toutes ces règles, et avec quel art enchanteur Racine les a observées.
Pureté de style. Vous ferez voir combien le style de Corneille est barbare.
Pensées. Vraies, sans enflure. Vous en trouverez mille exemples que la nature désavoue.
Convenances. Il n'y en a presque jamais. Phocas se laisse accabler d'injures par une fille qui demeure chez lui et par une vieille gouvernante, &c.
Amour. Jamais l'amour passion n'est traité dans Corneille; c'est presque toujours un amour insipide et bourgeois, excepté dans le Cid, et dans les seuls endroits du Cid qu'il a imités de l'espagnol.
Intérêt. C'est ce que Corneille a le plus négligé dans presque toutes ses pièces. Son principal mérite consiste dans quelques dialogues forts et vigoureux, dans quelques scènes de raisonnement qui ne sont pas la véritable tragédie. Il a bien rarement suivi ce grand précepte de Boileau:
En un mot, monsieur, vous pouvez en vous attachant à cette méthode et en citant des exemples dans tous les genres, faire un ouvrage extrêmement utile et agréable qui vous fera beaucoup d'honneur. Je vous y exhorte avec instance.
Ce que vous m'apprenez d'une dame qui se déclare contre Racine, m'étonne beaucoup. Il me semble que c'était surtout aux dames à prendre son parti. Je ne suis point du tout à portée de faire valoir un ouvrage périodique à Geneve où je ne vais jamais. Je passe ma vie à la campagne assez loin de cette ville; mes maladies ne me permettent pas de sortir de chez moi. Je perds les yeux et je désire surtout de conserver la vue pour lire l'ouvrage que j'attends de vous. Permettez que je supprime ici toutes les cérémonies qui ne conviennent ni à l'estime, ni à l'attachement que vous m'avez inspirés.
Voltaire