1760-10-25, de Ponce Denis Ecouchard Lebrun à Voltaire [François Marie Arouet].

Je saisis avec transport, monsieur, l'occasion de vous écrire et de joindre deux noms qui me sont bien chers, le vôtre et celui de Corneille, en vous engageant à rendre quelque service à la famille de ce grand homme.
Puissè je vous rappeler en même temps le souvenir d'une amitié dont vous accueillîtes presque mon enfance.

Je me dis souvent avec douleur, avec transport, Virgilium vidi tantum. Pourquoi, monsieur, me fûtes vous enlevé alors? dans quelle nuit profonde, dans quel vaste désert avez vous laissé notre littérature! Car vous m'avouerez que c'est une grande solitude que la foule des sots. Que de chenilles profanent le sacré vallon. Que de buses y font la guerre aux cygnes harmonieux! Que de serpents y viennent siffler pour en défendre l'abord au génie.

Le dédain que j'ai pour cette populace d'auteurs mauvais ou médiocres, mon goût inflexible pour les seuls grands modèles, ma vénération pour tout ce qui porte l'empreinte du génie, me rapprochent naturellement de vous, monsieur; et sans l'intervalle qui nous sépare, et sans les liens qui m'attachent à la personne d'un grand prince, c'est auprès de vous que j'irais puiser cette critique généreuse, que l'amour des arts éclaire, que n'empoisonne jamais l'envie, telle enfin que Racine l'exigeait de Boileau. J'irais puiser à leur source ces sentiments de bienfaisance qui m'engagent eux mêmes à les réclamer pour la famille de Corneille.

C'est au génie sans doute à protèger une race illustrée par le génie. A ce titre je ne vois que monsieur de Voltaire en Europe de qui un homme du nom de Corneille puisse, sans s'avilir, attendre les bienfaits: ces éloges que vous avez tant de fois prodigués à sa mémoire, & que la patrie entière lui doit, me répondent de ce que vous ferez pour un de ses neveux. L'idée que m'inspire ce nom divin est si haute que selon moi il n'y a point même de rois qui ne s'honorassent beaucoup de prodiguer des secours en sa faveur. Vous seul, monsieur, agirez en égal avec ce grand homme.

Eh! quel autre que vous a toujours fait éclater en faveur du génie une ivresse plus noble, une admiration plus éclairée? La gloire est votre élément. Qu'il est flatteur pour vous de joindre à cette sublimité de l'esprit la tendre bienfaisance d'un cœur qui s'épanche dans tous vos ouvrages, et qui vous a rendu le peintre de l'humanité.

Voilà, monsieur, s'il était possible d'être au dessus de Corneille même & de Racine, voilà ce qui donnerait le premier rang à vos ouvrages, parce qu'ils inspirent aux hommes un sentiment plus utile à la société que ceux d'une stérile admiration. Voilà ce qui m'a fait naître le désir de rendre à Corneille un hommage qui retombe sur vous même.

Le public va juger en voyant cette ode imprimée que vous seul étiez digne en effet de secourir le descendant d'un grand homme, dont vous êtes devenu le rival. Combien votre cœur doit s'applaudir de la certitude qu'on a de vos bienfaits, et d'en avoir fait sentir le charme à tous ceux qui vous ont lu! Votre style devient si affectueux, si enchanteur quand cet objet l'anime, qu'il est aisé de voir combien votre âme respire les sentiments que vous tracez.

Laissez, laissez à vos ennemis l'horrible satisfaction de calomnier votre cœur, et de croire que votre plume écrirait sans son aveu. Ceux qui vraiment éclairés savent que jamais l'esprit n'enfante rien de sublime s'il n'est inspiré par le cœur, vous rendent, comme moi, la justice la plus entière et la plus méritée. Les droits d'un Corneille à vos bienfaits sont incontestables, les voici; ses malheurs, son nom et le vôtre.

Je suis &c.