Nancy, [?June] 1764
Je n'ai reçu que très tard, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire à l'occasion de la Dunciade.
Cette petite drôlerie, comme vous la nommez, a pensé produire des effets très sérieux. Tous ces masques que vous humiliez si fort, en ne daignant plus les connaître, ont encore le triste pouvoir de nuire; et je vous félicite très sincèrement du parti que vous prenez de les oublier; mais, dans la crainte de leur donner trop de joie, je ne leur dirai pas votre secret.
Je vous avouerai cependant, monsieur, que votre aumônier jésuite me paraît d'une morale un peu rigide, s'il vous défend, comme vous me le mandez, toute espèce de lecture satirique. Croyez moi, défaites vous de ce bon père, qui finirait par vous obliger au sacrifice d'une partie de vos ouvrages, et par vous faire supprimer tout ce qui a pu déplaire aux Maupertuis, aux Desfontaines, aux Fréron, aux Trublet, aux Guyon, aux Gauchat, aux Chaumeix, et à tous les auteurs du Journal chrétien. Oh! le public, qui aime à rire, y perdrait trop, monsieur, et ne le pardonnerait jamais à votre aumônier.
N'allez pas d'ailleurs vous faire actuellement un scrupule de l'obscurité de quelques uns de ces masques, que vous n'avez pas toujours dédaigné de connaître. Songez que les Cibber, les Philips, les Gildon, si bien raillés par Pope, dans sa Dunciade que vous aimez, n'avaient guère plus de célébrité que ces gens là. Pelletier, Neuf-germain, Titreville, et cet autre la Morlière, déjà sifflé par Boileau, n'étaient pas plus connus; et cependant cet illustre satirique ne dédaigna pas de les rendre ridicules.
L'obscurité serait d'un trop grand prix, si elle avait le privilège de garantir, même du sifflet, des gens qui préparent quelqufois la ciguë. Mais Boileau fut quelquefois un peu dur, et Pope ne fut pas toujours exempt d'amertume; au lieu que je me suis contenté de donner des ailes à Fréron: ce qui n'est pas, à beaucoup près, abuser de la vengeance. Vous verrez cependant, monsieur, que ni lui, ni les siens, ni bien d'autres, ne me pardonneront cette plaisanterie.
A l'égard de m. Diderot, il est très vrai que je ne l'ai jamais vu: mais je l'ai lu, par malheur pour l'un de nous deux; et d'ailleurs il est un de ceux dont j'ai eu le plus vivement à me plaindre. J'en ai bien du regret, puisque vous paraissez l'aimer. Par la même raison, je suis plus fâché encore qu'il ait fait l'article encyclopédie, le Fils naturel, le Père de famille, et surtout qu'on lui attribue les Bijoux indiscrets.
Au reste, monsieur, je ne suis pas très content de l'édition furtive et précipitée de mon poème. Il m'est venu de nouvelles idées, qui me semblent très heureuses, et qui donneront encore plus de vie à cet ouvrage. Je suis entièrement de l'avis de m. de Caylus, qui n'estimait un poème qu'à proportion des sujets qu'il pouvait fournir, soit au pinceau, soit au burin: aussi le Vert-Vert ne m'a-t-il jamais paru qu'un très joli conte, et rien de plus. Il y aurait, je crois, une place à prendre entre ce même Vert-Vert et le Lutrin. Mais ce serait à vous, monsieur, qui avez pris la vôtre entre le Tasse et l'Arioste, de me servir de guide dans cette carrière difficile. Il faudrait que je fisse un nouveau pèlerinage sur les bords de votre lac, et je crains bien d'être encore longtemps réduit à dire comme Ovide: Virgilium vidi tantum. etc.