[c. 1 November 1770]
J'étais à Genève depuis quelques semaines, monsieur, lorsque m. le résident de France me fit l'honneur de m'inviter de votre part, d'une manière très pressante, d'aller à Ferney.
Je fus charmé d'apprendre que vous rappeliez encore le sentiment qui me conduisit à Genève, il y a plus de quinze ans, uniquement pour dire comme Ovide, Virgilium vidi; mais je ne veux rien vous dissimuler; je ne me trouvai plus ni la même ardeur ni la même confiance qui m'avaient amené, autrefois de si loin pour vous rendre hommage. M. Vernes, notre ami, me pressa vivement, mais en vain, de prendre un jour avec lui pour vous aller voir: je veux vous expliquer, monsieur, les causes de ce changement, et vous ouvrir mon cœur une dernière fois.
Mon admiration pour vous est, à quelques égards, un préjugé de mon enfance. Je n'exagère point en vous disant que j'ai appris à lire dans la Henriade, et que c'est elle qui m'a inspiré mes premiers vers. Le sentiment le plus tendre se joignit à mon admiration dans cet âge heureux qui méconnaît la crainte, dans cet âge de l'inexpérience et des illusions, qui nous porte à croire qu'un beau génie est toujours accompagné d'une âme sublime. Tel était, je vous l'avoue, le sentiment qui m'avait conduit à Genève, et que je conservais encore dans toute sa pureté, lorsque, pour me venger d'une persécution très injuste, je crus devoir donner cette comédie des philosophes, dans laquelle je m'étais permis de maltraiter un peu votre livrée.
Peut-être n'avez vous reçu de personne une preuve d'attachement plus forte que celle que je vous donnai dans cette circonstance même. On m'excitait de toutes part, on employait toutes les séductions pour m'engager à vous confondre avec ces philosophes dont on affectait de vous nommer l'oracle. On me faisait entrevoir des pensions, des honneurs, que sais je? un brevet de bel esprit à votre académie, si je voulais seulement paraître abjurer mon attachement pour vous. Afin de m'exciter mieux, on alla jusqu'à m'accuser d'un sentiment de crainte qui n'est pas dans mon caractère; je fus inflexible, et je ne balançai pas à vous sacrifier mon propre parti.
J'espérais, il est vrai, qu'en homme supérieur à tous ces partis, vous n'en épouseriez aucun, que vous auriez ce respect pour vous même, et qu'au fond du cœur vous distingueriez l'homme libre et courageux qui n'avait jamais été votre adulateur, de tous ces parasites littéraires qui ne se rangeaient si respectueusement sous votre pavillon que par le sentiment de leur nullité: vous savez, monsieur, combien je fus trompé dans mes espérances.
Permettez moi de vous le demander avec franchise, vous êtes vous conduit comme votre gloire semblait vous le prescrire? En m'assurant de votre estime par toutes vos lettres, vous me lanciez à la dérobée, pour complaire à vos philosophes, des traits satiriques dans quelques brochures. Vous vous faisiez, monsieur de Voltaire! l'éditeur des libelles que ces messieurs avaient semés dans le public! Vous compiliez leurs injures sous le titre des Facéties parisiennes! Vous écriviez à m. le maréchal de Richelieu, pour lui reprocher l'intérêt qu'il avait pris à la comédie de l'Homme dangereux! Vous aviez fait à peu près les mêmes reproches à m. le duc de Choiseul; et voilà comme vous me récompensiez de ces hommages si tendres que j'étais allé vous porter à Genève! Que je vous plains, au milieu de toute votre gloire, si vous ne sentez pas combien cette conduite était au dessous de vous!
La vivacité de ces reproches vous prouvera que je vous aime encore, et que j'ai pu, comme vous m'en avez souvent prié par vos lettres, sentir votre embarras, et vous pardonner ce que vous appelliez vous même vos mauvaiees plaisanteries. Vous jugerez, par un article qui vous regarde dans un de mes nouveaux ouvrages, et que peut-être j'irai vous lire, vous jugerez, dis je, combien mon attachement pour vous l'emporte encore sur mes ressentiments; mais ne me laissez jamais entrevoir que l'idée injurieuse qu'on a voulu vous donner de mon caractère, ait pris sur vous quelque crédit. Je sais, monsieur, qu'on a osé vous dire que je ne feignais de vous être attaché que par crainte: ne me réduisez pas, je vous en supplie, à vous désabuser.
J'imagine que ma sensibilité ne peut vous déplaire, et qu'au fond vous n'y verrez que les regrets de l'amitié blessée. Laissez moi conserver l'illusion où j'étais; laissez moi croire qu'il peut exister un grand homme sans alliage. Concevez vous même combien il me serait pénible de renoncer à mes sentiments pour vous, puisqu'ils ont prévalu jusqu'à présent sur vôtre conduite inégale et variable à mon égard, et sur vos petites injustices, dont, peut-être, vous ne soupçonniez pas que j'étais instruit.
J'ai l'honneur d'être, etc.