1770-10-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Nous avons été heureux pendant quinze jours, d’Alembert et moi, nous avons toujours parlé de votre majesté; c’est ce que font tous les êtres pensants, et s’il y en a dans Rome, ce n’est pas de Ganganelli qu’ils s’entretiennent.
Je ne sais si la santé de d’Alembert lui permettra d’aller en Italie: il pourrait bien se contenter cet hiver du soleil de Provence, et n’étaler son éloquence sur le héros philosophe qu’aux descendants de nos anciens troubadours. Pour moi, je ne fais entendre mon filet de voix qu’aux Suisses et aux échos du lac de Genève.

J’ai été d’autant plus touché de votre dernière lettre, que j’ai osé prendre en dernier lieu votre majesté pour mon modèle. Cette expression paraîtra d’abord un peu ridicule; car en quoi un vieux barbouilleur de papier pourrait il tâcher d’imiter le héros du nord? Mais vous savez que les philosophes vinrent demander des règles à Marc Aurèle quand il partit pour la Moravie, dont votre majesté revient.

Je voudrais pouvoir vous imiter dans votre éloquence, et dans le beau portrait que vous faites de l’empereur. Je vois à votre pinceau que c’est un maître qui a peint son disciple.

Voici en quoi consiste l’imitation à laquelle j’ai tâché d’aspirer, c’est à retirer dans les huttes de mon hameau quelques génevois échappés aux coups de fusil de leurs compatriotes, lorsque j’ai su que votre majesté daignait les protéger en roi dans Berlin.

Je me suis dit: Les premiers des hommes peuvent apprendre aux derniers à bien faire. J’aurais voulu établir il y a quelques années une autre colonie à Clèves, et je suis sûr qu’elle aurait été bien plus florissante et plus digne d’être protégée par votre majesté; je ne me consolerai jamais de n’avoir pas exécuté ce dessein; c’était là où je devais achever ma vieillesse. Puisse vôtre carrière être aussi longue qu’elle est utile au monde et glorieuse à votre personne!

Je viens d’apprendre que m. le prince de Brunsvick, envoyé par vous à l’armée victorieuse des Russes, y est mort de maladie. C’est un héros de moins dans le monde, et c’est un double compliment de condoléance à faire à votre majesté: il n’a qu’entrevu la vie et la gloire; mais après tout, ceux qui vivent cent ans font ils autre chose qu’entrevoir? Je n’ai fait qu’entrevoir un moment Frédéric le grand; je l’admire, je lui suis attaché, je le remercie, je suis pénétré de ses bontés pour le moment qui me reste; voilà de quoi je suis certain pour ces deux instants.

Mais pour l’éternité, cette affaire est un peu plus équivoque; tout ce qui nous environne est l’empire du doute, et le doute est un état désagréable. Y a-t-il un dieu tel qu’on le dit? une âme telle qu’on l’imagine? des relations telles qu’on les établit? Y a-t-il quelque chose à espérer après le moment de la vie? Gilimer, dépouillé de ses états, avait il raison de se mettre à rire quand on le présenta devant Justinien? et Caton avait il raison de se tuer de peur de voir César? La gloire n’est elle qu’une illusion? Faut il que Moustapha, dans la mollesse de son harem, faisant toutes les sottises possibles, ignorant, orgueilleux et battu, soit plus heureux, s’il digère, qu’un héros philosophe qui ne digèrerait pas?

Tous les êtres sont ils égaux devant le grand être qui anime la nature? En ce cas l’âme de Ravaillac serait à jamais égale à celle de Henri IV: ou ni l’un ni l’autre n’aurait eu d’âme. Que le héros philosophe débrouille tout cela, car pour moi je n’y entends rien.

Je reste, du fond de ma chaos, pénétré de respect, de reconnaissance et d’attachement pour votre personne, et du néant de presque tout le reste.