1776-12-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Il n'est pas étonnant qu'un homme qui a passé sa vie à barbouiller du papier contre ceux qui trompent les hommes, qui les volent et qui les persécutent, soit un peu poursuivi par ces gens là sur la fin de ses jours.
Il est encore moins étonnant que le Marc Aurèle de notre siècle prenne pitié de ce vieil Epictète. Votre majesté daigne me consoler d'un trait de plume des cris de la canaille superstitieuse et implacable.

J'ai pris la liberté de déposer à vos pieds les raisons qui m'avaient privé longtemps de l'honneur de vous écrire, et parmi ces raisons la première a été la nécessité où je suis réduit, d'être un petit Libanius qui répond aux Grégoire de Nazianze et aux Cyrille.

La fourmilière que je fais bâtir dans ma retraite, et qui est rongée par les rats de la finance française, était le second motif de ma douleur et de mon silence, et l'oubli de votre ancien pupille m. le duc de Virtemberg était le troisième.

Dans le chaos des petites affaires qui dérangent les petites têtes, je n'osais pas à mon âge écrire à votre majesté; je tremblais de radoter devant le maître de l'Europe.

La même main qui instruit les rois et qui console d'Alembert daigne aussi s'étendre pour moi. Votre majesté est trop bonne d'avoir bien voulu écrire un mot en ma faveur dans le Virtemberg; c'est malheureusement dans le comté de Montbéliard qu'est ma dette, et cette principauté de Montbéliard ressortit au parlement de Besançon, ce sont des affaires qui ne finissent point, et moi je vais bientôt finir. M. le duc de Virtemberg me donne aujourd'hui sa parole de me satisfaire dans le courante de l'année prochaine; sa régence me doit cent mille francs; cela ruine un homme qui se ruinait déjà à faire bâtir une petite ville. Mais il faut que je prenne patience, et que j'attende le payement de m. le duc de Virtemberg, ou la mort qui paye tout.

Je mets mes misères aux pieds de votre majesté puisqu'elle daigne me l'ordonner. La postérité rira si elle sait jamais qu'un chétif parisien a conté ses affaires à Frédéric le grand, et que Frédéric le grand a daigné les entendre.

On vient d'imprimer à Paris un livre assez curieux sur la littérature de la Chine, sa religion et ses usages. La plus grande partie de ce livre est composée par un Chinois que les jésuites dérobèrent à ses parents dans son enfance, et qui a été élevé par eux à leur collège de Paris: il parle français parfaitement; mais malheureusement c'est un jésuite lui même, et c'est le plus insolent énergumène qui soit parmi eux, il a la rage du contrains les d'entrer. Le scélérat est capable de bouleverser l'empire. Je me flatte que si votre écolier en poésie, et votre très plat écolier Kienlong est instruit enfin de ce fanatisme qui couve dans sa ville capitale, il enverra bientôt tous ces convertisseurs en occident.

Daignez conserver, sire, vos bontés pour ma vieille âme qui va bientôt quitter son vieux corps.