1773-11-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

La lettre dont votre m. m'a honoré le 24 octb. est depuis vingt ans celle qui m'a le plus consolé.
Votre temple aux mânes de votre sœur Willéminœ sacrum est digne de la plus belle antiquité et de vous seul dans le temps présent. Madame la duchesse de Virtemberg versera bien des larmes de tendresse en voyant le dessin de ce beau monument.

Le canal, les villes rebâties, les marais défrichés, les villages établis, la servitude abolie sont de Marc Aurele ou de Julien. Je dis de Julien: car je le regarde comme le plus grand des empereurs, et je suis toujours indigné contre Lableterie qui ne l'a justifié qu'à demi et qui a passé pour impartial parce qu'il ne lui prodigue pas autant d'injures et de calomnies que Gregoire de Nazianze et Theodoret.

Je vous bénis dans mon village de ce que vous en avez tant bâtis. Je vous bénis au bord de mon marais de ce que vous en avez tant desséchés. Je vous bénis avec mes laboureurs de ce que vous en avez tant délivrés d'esclavage, et que vous les avez changés en hommes. Gengiskam et Tamerlan ont gagné des batailles comme vous, ils ont conquis plus de pays que vous, mais ils dévastaient, et vous améliorés. Je ne sçais s'ils auraient recueilli les jesuites, mais je suis sûr que vous les rendrés utiles sans soufrir qu'ils puissent jamais estre dangereux. On dit qu'Antoine fit le voiage de Brinde à Rome dans un char traîné par des lyons. Vous attelez des renards au vôtre mais vous leur mettrés un frein dans la gueule; et quand il le faudra vous leur mettrez le feu au derrière comme Samson après les avoir attachés par la queue. Tout ce qui me fâche c'est que vous n'établissiez pas une église de Sociniens comme vous en établissez plusieurs de jesuites. Il y a pourtant encor des Sociniens en Pologne, l'Angleterre en regorge, nous en avons en Suisse. Certainement Julien les aurait favorisez. Ils haïssent ce qu'il haïssait, ils méprisent ce qu'il méprisait, et ils sont honnêtes gens comme lui. De plus ayant été tant persécutés par les Polonais, ils ont quelque droit à votre protection.

Après tout le mal que j'ay osé dire des Turcs à votre majesté je ne vous propose pas une mosquée. Cependant Barberousse en eut une à Marseille, mais vous n'êtes pas fait pour nous imiter. Tout ce que je sçai c'est que votre nom sera bien grand de Dantzik jusqu'en Turquie, et de l'abbaye d'Oliva à Sainte Sophie. Nous donnons nous autres baucoup d'opéra comiques.

Que votre majesté daigne conserver ses bontez aux vieux malade Libanius.

V.