27 juillet [1770]
Sire,
Vous et le roi de la Chine vous êtes à présent les deux seuls souverains qui soient philosophes et poètes.
Je venais de lire un extrait de deux poèmes de l'empereur Kienlong, lorsque j'ai reçu la prose et les vers de Frédéric le grand. Je vais d'abord à votre prose, dont le sujet intéresse tous les hommes, aussi bien que vous autres maîtres du monde. Vous voilà comme Marc Aurèle qui combattait par ses réflexions morales le système de Lucrèce.
J'avais déjà vu une petite réfutation du Système de la nature par un homme de mes amis. Il a eu le bonheur de se rencontrer plus d'une fois avec votre majesté: c'est bon signe quand un roi et un simple homme pensent de même; leurs intérêts sont souvent si contraires, que, quand ils se réunissent dans leurs idées, il faut bien qu'ils aient raison.
Il me semble que vos remarques doivent être imprimées: ce sont des leçons pour le genre humain. Vous soutenez d'un bras la cause de dieu, et vous écrasez de l'autre la superstition. Il serait bien digne d'un héros d'adorer publiquement dieu et de donner des soufflets à celui qui se dit son vicaire. Si vous ne voulez pas faire imprimer vos remarques dans votre capitale, comme Kienlong vient de faire imprimer ses poésies à Pékin, daignez m'en charger, et je les publierai sur le champ.
L'athéisme ne peut jamais faire aucun bien, et la superstition a fait des maux à l'infini: sauvez nous de ces deux gouffres. Si quelqu'un peut rendre ce service au monde, c'est vous.
Non seulement vous réfutez l'auteur, mais vous lui enseignez la manière dont il devait s'y prendre pour être utile.
De plus, vous donnez sur les oreilles à frère Ganganelli et aux siens; ainsi, dans votre ouvrage, vous rendez justice à tout le monde. Frère Ganganelli et ses arlequins devait bien savoir avec le reste de l'Europe de qui est la belle préface de l'abrégé de Fleury. Leur insolence absurde n'est pas pardonnable. Vos canons pourraient s'emparer de Rome, mais ils feraient trop de mal à droite et à gauche: ils en feraient à vous même, et nous ne sommes plus au temps des Hérules et des Lombards, mais nous sommes au temps des Kienlong et des Frédéric. Ganganelli sera assez puni d'un trait de votre plume; votre majesté réserve son épée pour de plus belles occasions.
Permettez moi de vous faire une petite représentation sur l'intelligence entre les rois et les prêtres, que l'auteur du Système reproche aux fronts couronnés et aux fronts tonsurés. Vous avez très grande raison de dire qu'il n'en est rien, et que notre philosophe athée ne sait pas comment va aujourd'hui le train du monde. Mais c'est ainsi, messeigneurs, qu'il allait autrefois; c'est ainsi que vous avez commencé; c'est ainsi que les Albouin, les Théodoric, les Clovis et leurs premiers successeurs, ont manœuvré avec les papes. Partageons les dépouilles, prends les dîmes, et laisse moi le reste; bénis ma conquête, je protégerai ton usurpation; remplissons nos bourses; dis de la part de dieu qu'il faut m'obéir, et je te baiserai les pieds. Ce traité a été signé du sang des peuples par les conquérants et par les prêtres. Cela s'appelle les deux puissances.
Ensuite les deux puissances se sont brouillées, et vous savez ce qu'il en a coûté à votre Allemagne et à l'Italie. Tout a changé enfin de nos jours. Au diable s'il y a deux puissances dans les états de votre majesté et dans le vaste empire de Catherine II! Ainsi vous avez raison pour le temps présent; et le philosophe athée a raison pour le temps passé.
Quoi qu'il en soit, il faut que votre ouvrage soit public. Ne tenez pas votre chandelle sous le boisseau, comme dit l'autre.
Ce que vous dites en vers de mon héroïne Catherine II est charmant, et mérite bien que je vous fasse une infidélité.
Je ne sais si c'est le prince héréditaire de Brunswick ou un autre prince de ce nom qui va se signaler pour elle; voilà un héroïsme de croisade.
J'avoue que je ne conçois pas comment l'empereur ne saisit pas l'occasion pour s'emparer de la Bosnie et de la Servie, ce qui ne coûterait que la peine du voyage. On perd le moment de chasser le Turc de l'Europe: il ne reviendra peut-être plus; mais je me consolerai si, dans ce charivari, votre majesté arrondit sa Prusse.
En attendant, vous écoutez les mouvements de votre cœur sensible; vous êtes homme quand vous n'êtes pas roi; vos vers à madame la princesse Amélie sont de l'âme à laquelle j'ai été attaché depuis trente ans, et à laquelle je le serai le dernier moment de ma vie, malgré le mal que m'a fait votre royauté, et dont je souffre encore le contre-coup sur la frontière de mon drôle de pays natal.