1770-04-15, de Charles Palissot de Montenoy à Jacob Vernes.

J'attens, mon très cher ami, avec la plus grande impatience l'honnête Libraire que vous m'annoncez.
Il me semble que j'aurai bien du plaisir à voir un homme avec qui je pourrai m'entretenir de vous tout à mon aise. La véritable amitié est un peu curieuse. Les petits détails ne paraissent froids qu'aux âmes indifférentes.

Je suppose, mon cher ami, que vous n'aurez pas manqué de prévenir favorablement ce libraire, et sur l'objet de notre négociation, et, surtout, sur la confiance qu'il peut prendre en moi. O mon cher Vernes, puisse-t'il me mener à Genève! Ce n'est pas Voltaire, c'est vous que j'irai y chercher. Voltaire, il faut en convenir, n'est plus guères que l'ombre de lui-même. C'est un débris précieux, mais enfin ce n'est plus qu'un débris. J'honore son génie, sans estimer, ni ménager ses flatteurs, et pourtant, j'ai su toujours le contenir, soit qu'il m'aime, soit que peut-être il me redoute un peu. D'ailleurs je n'ai jamais cessé de lui rendre justice; mais je fais bien plus de cas de l'amitié que de la célébrité. S'il est flatteur d'étre admiré, il est, ce me semble infiniment plus doux d'inspirer la confiance et de la ressentir. C'est un bonheur qu'avec tout son génie Voltaire n'a jamais eu, et vous me l'avez fait goûter. Vous auriez bien dû, mon cher Vernes, m'apprendre le nom de ce Libraire qui doit venir me voir de votre part. Etes vous bien sûr qu'il ne me négligera pas? Je me flatte qu'au besoin vous me rappellerez à son souvenir. J'ai suspendu une négociation qu'on m'avait fait entamer avec une société Typographique étrangère, et qui se présentait assez avantageusement; et cela, mon ami, parceque cette négociation ne me montrait point la douce perspective du voiage de Genève. Adieu, mon très cher Vernes. Ma fille aurait le même empressement que moi de faire ce pélérinage. J'ose dire qu'elle m'aime assez pour aimer beaucoup les personnes qui m'aiment un peu. Jugez, d'après cela, si vous lui étes cher! Adieu. Je vous embrasse de tout mon coeur, vous, et votre aimable petite famille.

Palissot de Montenoy