1763-03-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacob Vernes.

Le Parlement de Toulouse aiant condamné sur des indices, Jean Calas négociant de Toulouse, protestant, à être rompu vif, et à expirer sur la roue, comme convaincu d'avoir étranglé son fils ainé en haine de la religion catholique; La veuve Calas et ses deux filles étant venues se jetter aux pieds du Roy, un conseil extraordinaire s'est tenu le Lundy 7e Mars 1763 composé de tous les ministres d'Etat, de tous les conseillers d'Etat, et de tous les maîtres des requêtes; ce conseil admettant la requête en cassation a ordonné d'une voix unanime, que le parlement de Toulouse enverrait incessamment les procédures, et les motifs de son arrêt.

Voilà des nouvelles bien consolantes. Je me suis flatté même que j'aurais bientôt des choses encor plus flatteuses à mander à monsieur Vernes, mais j'ai bien peur que tout ne soit détruit par les Lettres Toulousaines, composées, dit-on, par mr De Court, et imprimées à Lausanne sous le nom d'Edimbourg. Si ce livre se répand en France, il fournira sans doute des armes au parlement de Toulouse. Mr Le Cte de St Florentin qui n'est déjà que trop prévenu contre les Calas, et qui n'a point voulu au conseil du 7e Mars, poura peindre au Roy les protestans comme des séditieux, qui attaquent indiscrettement les parlements et le conseil du Roy, dans le temps même que le Roy assemble à Versailles le conseil le plus nombreux qui se soit tenu depuit cent ans, pour rendre justice aux protestans dans l'affaire la plus capitale et la plus intéressante.

Les Lettres Toulousaines nous feront surtout un grand tort en mêlant ’affaire de Sirven avec l'affaire des Calas. On verra en moins de trois mois, deux pères accusés d'avoir assassiné leurs enfans pour cause de religion. Le parlement de Toulouse persuadera au Roy, que si on infirme l'arrêt contre les Calas, on rendra les protestans plus audacieux, et le Roy laissera peut être ce grand procez indécis.

Il est d'une extrême importance que les Lettres Toulousaines ne paraissent point en France. Les ouvrages qu'on peut écrire sur cette matière délicate, ne peuvent être confiés qu'à des personnes sûres, et qui sont en état de servir. C'est le parti que prend l'auteur, Du traitté sur la Tolérance. On a écrit à Lausanne pour faire prier l'auteur des Lettres Toulousaines de suspendre le débit de son livre, jusqu'à la définition du procez des Calas.

Si monsieur Vernes peut obtenir par ses solicitations cette supression si nécessaire, il rendra un très grand service. L'auteur aura le temps de faire un second volume très intéressant, dans lequel il poura faire valoir avec juste raison la bonté du Roy, et l'équité du conseil; il gagnera dans ce second volume les esprits qu'il éffarouche dans le premier.

Monsieur Vernes sent la nécessité de la circonspection que l'on demande, chaque chose doit avoir son temps, et assurément l'auteur des Lettres Toulousaines prend bien mal le sien.

On embrasse tendrement monsieur Vernes, et on a la plus grande envie de s'entretenir avec lui.