1759-03-16, de Jean Pierre d'Açarq à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Vous ne vous remettrez qui je suis qu'autant que vous vous rapellerez peut être par hazard les bons offices que vous m'avez rendus plus d'une fois; et come c'est là ce que les homes tels que vous aiment le plus à faire et oublient le plus aisément je crois que je vais avoir de la peine à me retracer dans votre souvenir.
Une chaire de philosophie que j'ai rattée à Bordeaux malgré la protection de Mr Orry, contrôleur Général, que vous m'aviez procurée auprès de l'intendant de la province, la Complaisance que vous avez eue de me recevoir souvent chez vous lorsque j'étois attaché au comandant des Mousquetaires en qualité de gouverneur de son fils, l'honeur que vous me fesiez dans votre dernière lettre dont la datte est déjà bien reculée en me proposant de mener à vos côtés une vie philosophique, si ces traits ne me replacent pas devant vos yeux, je dois presque désespérer que vous puissiez rien acorder à la réminiscence sur ce qui me concerne. J'ai encore la ressource d'une anecdote pour tâcher d'exciter en vous l'idée de m'avoir connu, c'est à moi que vous avez adressé votre charmant madrigal qui finit par

Toutes les p…..sont sœurs,
Tous les poètes sont frères.

Suposé que ce concours de circonstances ne me représente point à votre esprit je n'ai garde de compter que ma signature le fasse. Mon nom n'a pas assez de célébrité pour que vous l'ayez retenu. Il ÿ a long temps que j'ai renoncé à la Métromanie plus sage en cela que l'Essaim de nos petits Euripides qui en dépit d'Apollon s'opiniâtre à faire heurler Melpomene dont vous êtes le plus cher et le dernier favori. Le comerce d'un homme que vous estimiez et que je n'ai point désemparé durant six ans m'a rendu un peu philosophe, je parle de Mr Dumarsais qui m'a apris, je ne dis pas a avoir du goût, mais à démêler les prestiges du Sophisme et à distinguer les seuls moyens d'aller à la vérité. Les intérêts des puissances, les traités, les négociations, le droit civil, le droit public, le droit politique, les langues, sur tout l'italiene et l'espagnole, c'est à quoi je me suis singulièrement apliqué. Attendant beaucoup de choses sur des espérances assez fondées, et ne voyant rien venir je me suis déterminé, en attendant toujours, à voir affaire à toute la terre dans l'institution de la jeunesse, machine trop compliquée et de trop peu de raport. Ce qui conviendroit à mes talents respectifs, ce seroit une éducation particulière quelconque de quelque importance et de quelque difficulté qu'elle fût avec un viager proportioné dont au moins la moitié seroit reversible sur la tête de ma femme. Un grand seigneur ou un prince étranger qui chercheroit un home pour son fils ne chercheroit peut-être plus après m'avoir trouvé. Je vous prie de nous indiquer mutuelement l'un à l'autre cet étranger pensant et moi, offert de votre main et établi par votre canal je n'en vaudrai que mieux et je n'en serai que plus solidement. Pangloss a tort, l'optimisme est une chimère, je le vois d'après ce que vous en avez dit, et je le sens d'après ce que j'éprouve.

Je suis avec un respect infini

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

D'Açarq Avocat en parlement et Mtre de pension à l'Estrapade.