1732-03-20, de Claude Brossette à Voltaire [François Marie Arouet].

Depuis la lettre que j'ai eu l'honneur, monsieur, de vous écrire au commencement de ce mois, j'ai découvert la personne pour qui vous m'aviez adressé un exemplaire de votre Histoire de Charles XII.
Il ne s'appelle pas Dessorri, comme vous me le marquez; mais son nom est de Sozzi, et c'est un jeune homme qui m'a paru avoir beaucoup d'esprit et de mérite. Je lui ai remis votre ouvrage, lequel il a reçu avec des sentiments de reconnaissance à votre égard. Tous ceux qui l'ont lu en ce pays-ci en parlent avec de grands éloges, mais comme les exemplaires qui y sont parvenus ne suffisent pas à l'avidité des lecteurs, nos libraires travaillent à en faire une édition nouvelle, qui sera bientôt achevée, et si vous le souhaitez je vous en enverrai un exemplaire dans le temps.

Le principal motif de ma lettre est pour vous faire part d'une observation que j'ai faite sur un endroit de votre livre. C'est à la page 195 du livre v, où, après avoir dit que le roi de Suède ne prit nul goût aux satires de M. Despréaux, qui en effet, ne sont pas ses meilleures pièces, mais qu'il aimait fort ses autres écrits, vous ajoutez: quant il lut cette épitre au roi de France Louis XIV, où l'auteur traite Alexandre de fou ou d'enragé, il déchira le feuillet.

Ce trait m'a paru fort singulier et véritablement dans le caractère d'un héros, qui avait pris Alexandre pour son modèle. Je croirais même manquer à l'embellissement de mon commentaire sur Boileau, si je n'y insérais pas ce trait original dans la nouvelle édition que je prépare. Mais voici mes réflexions. Elles regardent ces mots de votre récit: quand il lut cette épitre au roi de France. Premièrement, je trouve un sens louche dans cette phrase, car il semble que vous ayez voulu dire que le roi de Suède lut cette épitre au roi de France, et cette équivoque, qui n'est que dans l'expression, pourrait se lever aisément en mettant: quand il lut cette épitre adressée au roi de France. En second lieu, comme vous avez cité de mémoire l'endroit dont il s'agit, vous avez pris l'épitre 1ère de Boileau pour la satire VIII, dans laquelle, au vers 99, commence le passage que vous avez indiqué:

Quoi donc, à votre avis, fut-ce un fou qu'Alexandre?
Qui, cet écervelé, etc. . . . .

Ces deux petites inattentions peuvent aisément se corriger en disant: quand il lut cette satire où l'auteur traite, etc. C'est un changement que j'ai fait faire, et que vraisemblablement vous ne désapprouverez pas, dans l'édition de votre livre que l'on fait actuellement à Lyon, dès que j'ai su qu'on y travaillait.

Au reste, monsieur, je ne suis point surpris que le roi de Suède, n'eût point de goût pour les satires de m. Despréaux. Il faut être Français, et qui plus est, il faut connaître particulièrement les auteurs et les ouvrages qui y sont notés, pour sentir les beautés de ces satires, dont la finesse dépend en partie d'une infinité d'allusions et de personnalités qui ne pouvaient être connues d'un prince tel que Charles XII, et c'est principalement pour cela que mon commentaire pourra être de quelque utilité pour les étrangers et pour nos neveux.

Enfin, monsieur, je n'entreprends pas de contredire le jugement que vous portez, en disant que les satires de Boileau ne sont pas ses meilleurs ouvrages. Je conviens qu'elles n'ont pas toutes ce degré de perfection que l'on trouve dans le Lutrin et surtout dans l' Art poétique; mais je ne laisse pas de demander grâce pour la satire VIII, et plus encore pour la IXe, qui à mon avis, est la plus belle de toutes et celle où il y a le plus d'art, d'invention et de finesse. Je ne crois pas même qu'on puisse m'accuser d'avoir excédé les droits du commentateur quand j'ai dit dans une de mes notes sur cette satire qu'on peut hardiment l'opposer et peut-être même la préférer à tout ce que l'antiquité nous a fourni de plus parfait en ce genre. J'espère, monsieur, que vous pardonnerez ces réflexions à un homme qui est encore plus flatté de la qualité d'ami de feu m. Despréaux que de celle de son interprète.