1767-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Théodore Tronchin.

Monsieur,

Nous étions occupés mon fils et moi à relire les discours que je fis à St Pierre aux dernières élections; et nous méditions sur le peu d'effet qu'ils ont produit, lorsque votre lettre nous est parvenue. Comme le travail ne nous enivre guère mon fils ni moi, mon cher monsieur, nous avons tout le loisir possible pour songer aux maux de l'état. Les bruits qui courent sur la suspension des rentes nous les font sentir vivement, et le ton pitoyable de votre lettre ajoute encore à notre affliction. Nous avons surtout été touchés de ces phrases où vous dites que vous avez l'âme brisée nuit et jour, que l'orgueil va devant l'écrasement, que vous gémissez en silence, et mon fils proteste n'avoir jamais rien lu de si beau dans les sermons de son grand père. Nous avons aussi admiré la noble hardiesse avec laquelle vous traitez vos concitoyens d'insensés et de malheureux et leurs démarches de persiflage. Mon fils approuve beaucoup la méthode d'insulter les gens, mais il avoue que depuis qu'il s'en est mal trouvé deux ou trois fois, il est résolu de ne la plus mettre en pratique, à moins qu'il n'ait lieu comme vous, d'être à cent lieues des représentants. Incontinent après avoir fait nos commentaires nous avons convoqué mon fils et moi les négatifs au cercle des trois rois et nous leur avons fait lecture de votre lettre, ils ont été enchantés, mais pour les représentants le même délire dont la fin doit être la misère, et puis le désespoir, comme vous le dites si bien, et le délire orgueilleux qui fera périr ma pauvre patrie, ce délire opiniâtre enfin qui leur fait désapprouver votre épitre, ce qui me désole c'est qu'ils s'en moquent; l'un dit qu'elle n'est pas en français qu'on ne dit pas porter des éloges, mais faire des éloges, l'autre dit que vous avez le cerveau blessé lorsque vous avez dit que le roi jouait le rôle de père, que votre intention était sûrement d'exalter sa bonté et que cette expression, le roi n'en démordra pas est tout aussi défectueuse, un autre dit que les grandes phrases dont votre lettre est remplie indiquent une extrême disette d'idées. Un autre qu'elles ressemblent à des lambeaux de faux galons appliqués sur de la futaine, un autre qu'elles sont pillées; pour cela je ne peux plus y tenir et je tape des pieds en disant, hem, ne voyez vous pas bien que l'auteur de cette lettre est un homme que le travail rendait ivre et puis croyez vous que m. Tronchin fût capable d'epiler les ouvrages d'autrui, cela est bon pour une fois. Au reste, mon cher monsieur, mon bon ami, monsieur Perdriau de la Rochelle la publiera à st Gervais après avoir publié les annonces et disposé nos auditeurs par un remède préparatoire sohorifique et anodin, et un sermon de méditation. Mon fils et moi nous souffrons, nous vous aimons, et vous honorons.