1765-11-28, de Charles Du Molard-Bert à Voltaire [François Marie Arouet].

J'aspire depuis longtemps, Monsieur, au bonheur d'aller vous visiter sur les bords de votre lac.
Ma mauvaise fortune et une chaîne d'occupations m'ont retenu sans cesse à Paris. L'une me paraît acharnée à me poursuivre jusqu'au tombeau. Les autres en ce moment me laissent quelque relâche, heureux si je pouvais profiter de cette suspension, et si elle me procurait la satisfaction de vous revoir et de vous renouveler l'assurance de mon sincère et éternel attachement.

Depuis plusieurs années j'ai entrepris une traduction très littérale d'Homere. Tout ce qui vient de paraître de traductions, d'imitations ou plutôt de parodies de ce prince des poètes ne m'a pas détourné de mon travail. Je viens de le terminer et j'en suis aux hymnes. De quelque auteur qu'elles soient elles n'ont pas encore paru dans notre langue. Je jetterais mon ouvrage au feu plutôt que de le dédier aux princes, aux grands et aux riches de la terre que je n'ai pas l'honneur de connaître. Le chantre d'Achille et d'Ulysse n'a pas besoin de leur protection, et son traducteur ignoré de toute la nature a renoncé depuis longtemps à tout amour propre comme à toute ambition. Le seul nom qui mérite d'être à la tête de l'Iliade et de l'Odyssée est celui d'un mortel capable de sentir et de rendre leurs beautés. Il en est un favorisé du ciel à qui cette phrase convient dans toute son étendue. Mais la traduction d'Homere aurait besoin pour la rendre digne du nom d'Homere et de celui sous lequel je voudrais l'annoncer, que cet illustre ami des muses daignât jeter les yeux sur mes essais, qu'il eût la complaisance d'en soutenir la lecture entière, de rectifier le vice de mes expressions, d'enrichir l'ouvrage de ses réflexions solides sur la poétique et sur la critique, et de lui communiquer quelque étincelle de ce génie sublime qui brille dans tous ses ouvrages. Je me flatterais alors avec raison que le mien effacerait toutes les copies défigurées de la plus belle production de la profane antiquité.

Si cette proposition a le bonheur de ne pas vous déplaire je suis prêt à partir sous quinze jours. L'hiver est la saison la plus favorable pour l'exécution de mon projet. Vous avez alors moins de visites et plus de liberté. J'espère que vous pourrez m'accorder une heure ou deux d'entretien par jour. Je suppose cependant que votre santé pourra le permettre. Je ne balancerais pas à renoncer à tout plutôt que de l'altérer.

Ἒρρωσο καὶ μὲ Φιλεῖ ὁσὸς καλὰ παντὰ.

Du Molard