à Soleure le 8 Avril 1715
Je reçois mon cher monsieur avec la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'escrire, la petite Pièce en vers de M. Aroüet que m. Mandat m'avoit déjà fait voir il y a quatre jours en passant ici pour aller à Vienne.
Il m'en a montré deux autres de la mesme main que j'ai trouvées aussi bien que la première, toutes pétillantes de génie, mais assez peu correctes, ce qui ne me fait pas beaucoup de peine dans un jeune homme parce que l'esprit d'exactitude s'aquiert avec le travail. J'ai donc esté très content du tour et du stile de ces petits ouvrages, mais Je ne le suis point s'il est vrai comme m. Mandat me l'a laissé entrevoir que ce jeune autheur qui a certainement bien de l'esprit ne s'en serve pas avec la discrétion nécessaire à un homme qui veut se faire des Amis et s'attirer l'estime des gens sages. J'ai veu mesme par les deux autres Pièces dont l'une est adressée à la Duclos et l'autre roule sur les Jusuites et les Jansenistes, qu'il n'est pas assez en garde contre ce qui peut donner prise aux Ennemis que son mérite pourra lui attirer dans la suitte. J'ai peur qu'il ne se trouve un jour dans le cas où Je me suis trouvé par mes Epigrammes qui ont servi de prétexte à m'attribuer les sottises d'autrui, et Je voudrois que quelqu'un fût assez de ses amis pour l'avertir de profiter de mon exemple, car ce seroit un meurtre qu'un jeune homme qui donne de si belles espérances se perdit par des imprudences innocentes à son âge, mais dangereuses pour la suite dans un siècle comme celui où nous vivons.
J'ai fait venir de Paris le Livre de Made Dacier sur les Causes de la Corruption du Goust et quoi qu'il soit assez gros Je l'ai leu deux fois en trois jours. Il y a longtems qu'il ne s'est rien fait de si bon en matière de Critique. L'indignité de l'ouvrage attaqué donnoit un beau Champ à la Censure, car il n'y eut jamais d'exemple d'une ignorance si grossière ni en mesme tems si présomptueuse que celle que Made Dacier attaque. Je n'ai nulle curiosité pour ce que ce Coquin de Gacon prépare sur le mesme sujet et Je vous répondrai sur cela ce qu'un Empereur Turc disoit à un ministre qui vouloit lui parler d'une bataille donnée entre les Allemans et les François. Que m'importe que le cochon batte le chien ou que le chien batte le cochon? Je ne suis pourtant pas fasché de voir ces deux dignes Antagonistes se prendre au crin, car on peut dire d'Eux
Et au moins pendant qu'ils seront aux prises ils laisseront les honnêtes gens en repos. Un livre pour lequel J'ai beaucoup de curiosité c'est la Traduction de l'Odyssée par made Dacier quand elle paroistra. J'ai son Iliade dont Je fais depuis plus d'un an ma lecture favorite.
M. L'Ambassadeur a écrit aujourd'hui à m. le Président de Lamoignon sur l'affaire que vous sçavez et cela d'une manière si vive et si intéressante que si toutes les règles ne sont fausses, elle fera son effet promtement. Je vous embrasse de tout mon coeur et suis toujours avec le plus tendre attachement mon cher monsieur Vostre très humble & très obéïssant serviteur.
Rousseau