[c. 1 March 1719]
Je renoue enfin Monsieur un commerce que mes malheurs m'avoient fait interrompre et que l'admiration et l'amitié que j'ai pour vous me font renouveller.
Vous sçavez que je vous ai toujours regardé comme mon maitre, et qu'aiant voulu vous suivre de loin dans vos succez je ne vous ay encore ressemblé que par des disgrâces. Peutêtre m'en aimerez vous davantage et vous en recevrez avec plus de bonté l'ouvrage que je vous envoie. C'est un hommage que je vous dois et que je vous rendrois quand même je n'aurois pas l'honneur de vous connoitre; vous serez peutêtre un peu scandalisé de l'effronterie avec la quelle je parle de Sophocle mais je prétends que vous m'aimiez avec mes défauts. Le vrai moyen de me corriger ce seroit de Vous aller voir à Bruxelles où on dit que vous allez tenir votre cour. Autrefois on faisoit des voiages de cinq ou six cent lieues pour voir de vieux radoteurs de philosophes. Vous valez sans doute mieux qu'un gimnosophiste; et je puis bien sans scrupule faire le voiage de Bruxelles pour vous. On attend icy une nouvelle édition de Vos ouvrages avec l'impatience qu'ils méritent. Il n'est bruit que de vos nouvelles poésies; et on regarde comme des élus ceux qui ont eu le bonheur de vous voir et de vous entendre dans leur voiage d'Allemagne. Franchement les François doivent être bien honteux d'avoir laissé aux Allemans l'honeur d'avoir parmy eux un homme qui fait la gloire de sa patrie. La seule chose qui me fasse conserver quelque bonne opinion pour nos François est l'aceuil qu'on vient de faire à l'Electre de Mr de Longepierre. Elle a été jouée ces jours cy, et universellement siflée au grand étonnement de l'autheur et de ses partisans que vous connoissez, et vivent les grecs a été chanté par le parterre. Voilà Monsieur les dernières nouvelles de littérature qu'on peut vous mander. Mais comme je m'intéresse baucoup plus à votre gloire qu'à l'humiliation du translateur Longepierre, soufrez que je ne vous parle ici que de vous, et que je vous demande très instamment l'honneur de votre amitié que je mérite par le sincère dévouement avec le quel je serai toute ma vie, votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
J'ai été si malheureux sous le nom d'Arouet que j'en ai pris un autre surtout pour n'être plus confondu avec le poète Roi.
Si vous me faittes l'honeur de m'écrire adressez votre lettre à mr de Voltairechez m r Aroüet cour du palais.
J'ai pris la liberté d'envoier un Œdipe à mgr le prince Eugene par la même voie qu'à vous. J'espère que vous aurez la bonté de procurer à cette pièce une réception favorable.