1773-02-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Catherine II, czarina of Russia.

Madame,

Ce qui m’a principalement étonné de vos deux comédies Russes, c’est que le dialogue est toujours vrai et toujours naturel, ce qui est, à mon avis, un des premiers mérites dans l’art de la comédie.
Mais un mérite bien râre c’est de cultiver ainsi tous les arts, lorsque celui de la guerre occupait toute la nation. Je vois que les Russes ont bien de l’esprit, et du bon esprit; Vôtre Majesté Impériale n’était pas faitte pour gouverner des sots. C’est ce qui m’a toujours fait penser que la nature l’avait destinée à règner sur la Grêce. J’en reviens toujours à mon premier Roman, vous finirez par là. Il arrivera que dans dix ans Moustapha se brouillera avec vous; ils vous chicanera sur la Crimée et vous lui prendrez Bizance. Vous voilà toute accoutumée à des partages; L’Empire Turc sera partagé, et vous ferez jouer l’Œdipe de Sophocle dans Athêne.

Il me semble que Mr D’Alembert va sur mes brisées. Il vous parle, à ce que je vois dans sa dernière Lettre, de sa mauvaise santé et de sa mort prochaine. C’est moi, s’il vous plait, Madame, qui suis vôtre malade, et c’est assurément à moi à passer devant Mr D’Alembert. J’ai actuellement en aiant l’honneur de vous écrire, une bonne strangurie avec la fièvre continue, et je n’ai pas la force et le tempérament d’un Russe. D’Alembert d’ailleurs est plus nécessaire aux belles Lettres que moi qui ne suis qu’un vieux radoteur. Je ne suis point cependant assez radoteur pour oser me mêler des choses dont il vous parle, et dont vous avez eu la bonté de me dire un mot. Nous autres gens de Lettres nous sommes rarement à portée de savoir le dessous des cartes, de pouvoir envisager toutes les circonstances d’une affaire, et de juger de ce qui est convenable et de ce qui ne l’est pas dans le moment où nous écrivons.

Je me borne à me réjouïr de voir que les dissidents, pour lesquels je m’étais tant intéressé, aient enfin gagné leur procez. J’espère même que les Sociniens auront bientôt en Lithuanie quelque conventicule public, où Dieu le père ne partagera plus avec personne le trône qu’il occupa tout seul jusqu’au concile de Nicée. Il est bien plaisant que les Juifs qui ont crucifié le Logos aient tant de sinagogues chez les Polonais, et que ceux qui diffèrent d’opinions avec la cour romaine sur le Logos ne puissent avoir un trou pour fourer leurs têtes.

J’aurai bientôt quelque chose à mettre aux pieds de Vôtre Majesté Impériale sur les horreurs de toutes ce disputes écclésiastiques; c’est là mon objet, je ne m’en écarte point, c’est la Tolérance que je veux, c’est la religion que je prêche, et vous êtes à la tête du Synode dans lequel je ne suis qu’un simple moine. Si ma strangurie m’emporte vous n’en recevrez pas moins ma bagatelle.

Nous avons actuellement l’honneur d’avoir autant de neige et de glace que vous. Un corps aussi faible que le mien n’y peut pas résister. Bienheureux sont les enfans de Rurik! encor plus heureux les Lapons et leurs Rangifères qui ne peuvent vivre que dans leur climat! Celà me prouve que la nature a mis des Samoïedes au septentrion comme des nègres au midy sans que les uns soient venus des autres.

Je vous avais bien dit que je radotais, Madame. Vivez heureuse, et comblée de gloire, sans oublier les plaisirs, celà n’est pas si radoteur.

Je me mets aux pieds de Vôtre Majesté Impériale avec le plus profond respect, et le plus sincère attachement.

Le vieux malade de Ferney