A Lion, ce 25 mars [-1 April] 1719

Il y a long tems Monsieur, que je diffère de vous écrire, parce que j'attens un exemplaire de l'Œdipe de M^r Arouet pour vous l'envoier.
Dez que je l'aurai receu il partira, ou avec ma lettre ou bientôt après. En attendant, je prendrai la liberté de vous dire un mot de cette Tragédie, parceque depuis deux jours je l'ai lue dans le seul exemplaire qu'il y en a à Lion. Je ne suis point surpris que cette Tragédie ait eu un si grand succez, premièrement parce que l'on étoit affamé de Tragédies nouvelles, et que d'ailleurs il y a dans celle-ci, malgré ses défauts, d'assez beaux endroits, de grands mouvements, des vers fort bien tournez, et des situations intéressantes. Mais ce n'est ni Corneille, ni Racine, quoiqu'il paroisse que le jeune Poëte a eu devant les yeux ces deux grands Ecrivains, dont il a même imité plusieurs vers. A la fin de la pièce, l'Auteur, qui a pris le nom de Voltaire, a fait imprimer six lettres, dont la première contient une apologie contre les calomnies dont on l'avoit noirci, au sujet de sa Tragédie. Cette lettre est imprimée, dit-il par permission expresse de M^r le Régent. La seconde parle du succez que la pièce a eu. Dans la 3^e et la 4^e il fait la critique de l'Œdipe de Sophocle et de l'Œdipe de Corneille. Dans la 5^e il fait la critique du sien, et il la fait à peu près comme ceux qui se donnent eux-mêmes la discipline. Enfin, la 6^e est une dissertation sur l'usage des chœurs dans les Tragédies, parce qu'il en a mis quelques uns dans la sienne. Je ne vous ferai pas un plus grand détail de cette pièce, parce que vous en jugerez vous même en la voyant. Je ne veux pourtant pas me dispenser de vous envoier l'extrait d'une lettre que l'on m'écrivit de Paris il y a quelques tems. 'Œdipe a enlevé d'emblée presque tous les suffrages. Electre n'a pas eu le même sort, parce qu'on est prévenu contre son Auteur, m^r de Longepierre. On revient un peu de part et d'autre. On dit qu'il faudroit que M^r Arouet eût fait les vers d'Electre, parce qu'il est meilleur poëte, et que la conduite, et les situations de cette pièce sont très belles. M^r Dacier est fort en colère contre Arouet à cause de ce qu'il a dit contre Sophocle, dans sa 3^e Lettre critique. M^r Dacier vouloit écrire contre ce jeune Poëte, mais mdme Dacier l'en a détourné' . . . .

Ce premier jour d'Avril. Je viens enfin de recevoir l'Œdipe nouveau et j'ai pris des mesures pour qu'il vous soit rendu à Vienne par la poste, exemt de port. C'est M^r Boutillier, Directeur de la poste à Lion qui m'a procuré cette facilité, et qui l'a fait avec d'autant plus de plaisir, qu'outre la considération particulière qu'il a pour vous, il a été extrêmement lié avec feu M^r Amor-Dei, qu'il dit avoir été de vos meilleurs amis.