1731-01-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Porée.

Je vous envoie, mon cher père, la nouvelle édition qu'on vient de faire de la tragédie d'Oedipe.
J'ai eu soin d'effacer autant que je l'ai pu les couleurs fades d'un amour déplacé, que j'avais mêlées malgré moi aux traits mâles & terribles que ce sujet exige.

Je veux d'abord que vous sachiez pour ma justification, que tout jeune que j'étais quand je fis l'Oedipe, je le composai à peu prés tel que vous le voyez aujourd'hui. J'étais plein de la lecture des anciens & de vos leçons, & je connaissais fort peu le théâtre de Paris; je travaillai à peu près comme si j'avais été à Athènes. Je consultai monsieur Dacier, qui était du pays. Il me conseilla de mettre un chœur dans toutes les scènes à la manière des Grecs. C'était me conseiller de me promener dans les rues de Paris avec la robe de Platon. J'eus bien de la peine seulement à obtenir que les comédiens de Paris voulussent exécuter les chœurs qui paraissent trois ou quatre fois dans la pièce; j'en eus bien davantage à faire recevoir une tragédie presque sans amour. Les comédiennes se moquèrent de moi quand elles virent qu'il n'y avait point de rôle pour l'amoureuse. On trouva la scène de la double confidence entre Oedipe & Jocaste, tirée en partie de Sophocle, tout à fait insipide. En un mot, les acteurs, qui étaient dans ce temps là petits maîtres & grands seigneurs, refusèrent de représenter l'ouvrage. J'étais extrêmement jeune, je crus qu'ils avaient raison. Je gâtai ma pièce pour leur plaire, en affadissant par des sentiments de tendresse un sujet qui le comporte si peu. Quand on vit un peu d'amour, on fut moins mécontent de moi; mais on ne voulut point du tout de cette grande scène entre Jocaste & Oedipe, on se moqua de Sophocle & de son imitateur. Je tins bon, je dis mes raisons, j'employai des amis. Enfin ce ne fut qu'à force de protections que j'obtins qu'on jouerait Oedipe. Il y avait un acteur nommé Quinaut, qui dit tout haut, que pour me punir de mon opiniâtreté il fallait jouer la pièce telle qu'elle était avec ce mauvais quatrième acte tiré du grec. On me regardait d'ailleurs comme un téméraire d'oser traiter un sujet où Pierre Corneille avait si bien réussi. On trouvait alors l'Oedipe de Corneille excellent, je le trouvais un fort mauvais ouvrage, & je n'osais le dire. Je ne le dis enfin qu'au bout de douze ans, quand tout le monde est de mon avis. Il faut souvent bien du temps pour que justice soit exactement rendue. On l'a fait un peu plus tôt aux deux Oedipes de monsieur de la Motte. Le révérend père de Tournemine a dû vous communiquer la petite préface dans laquelle je lui livre bataille. Monsieur de la Motte a bien de l'esprit, il est un peu comme cet athlète grec, qui, quand il était terrassé, prouvait, qu'il avait le dessus.

Je ne suis de son avis sur rien. Mais vous m'avez appris à faire une guerre d'honnête homme. J'écris avec tant de civilité contre lui, que je l'ai demandé lui même pour examinateur de cette préface où je tâche de lui prouver son tort à chaque ligne, & il a lui même approuvé ma petite dissertation polémique. Voilà, comme les gens de lettres devraient se combattre, voilà, comme ils en useraient, s'ils avaient été à votre école; mais ils sont plus mordants d'ordinaire que des avocats, & plus emportés, que des jansénistes. Les lettres humaines sont devenues très inhumaines. On injurie, on cabale, on calomnie, on fait des couplets. Il est plaisant, qu'il soit permis de dire aux gens par écrit ce qu'on n'oserait pas leur dire en face. Vous m'avez appris, mon cher père, à fuir ces bassesses, & à savoir vivre, comme à savoir écrire.

Les muses filles du ciel
Sont des soeurs sans jalousie,
Elles vivent d'ambrosie
Et non d'absinthe & de fiel,
Et quand Jupiter appelle
Leur assemblée immortelle,
Aux fêtes, qu'il donne aux dieux,
Il défend que la satire
Trouble les sons de leur lyre
Par ses sons audacieux.

Adieu, mon cher & révérend père, je suis pour jamais à vous & aux vôtres avec la tendre reconnaissance que je vous dois & que ceux qui sont élevés par vous ne conservent pas toujours.